Nouvelle directrice depuis 2022 du Musée cantonal dédié à la photographie, rebaptisé Photo Elysée et désormais installé à Plateforme 10 à Lausanne, Nathalie Herschdorfer place le photojournalisme et les enjeux actuels de la société au cœur de l’institution. Intelligence artificielle comprise.
Par Gilles Labarthe
Comment êtes-vous arrivée à la tête de Photo Elysée ?
Nathalie Herschdorfer : J’ai une formation en histoire de l’art mais je travaille depuis très longtemps sur les images, avec une spécialisation sur la photographie en particulier. Mon arrivée à Photo Elysée en été 2022 a eu lieu au moment de l’inauguration du nouveau bâtiment et du lancement de Plateforme 10, qui réunit aussi le Musée des beaux-arts et le mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains, ndlr), ce qui forme un contexte très différent de celui de l’ancienne maison du Musée de l’Elysée, où j’ai travaillé auparavant pendant de nombreuses années.
Qu’est-ce qui a changé, depuis ?
Avec Plateforme 10, nous sommes dans une nouvelle configuration, avec une autre organisation, d’autres perspectives de programmation et de réflexion réunissant les trois musées. Je n’aime pas les boîtes fermées, la photographie a évidemment toute sa place dans le domaine des beaux-arts, mais aussi en tant qu’image qui nous interroge sur le monde contemporain. Et je conçois la photographie dans un sens large, car les images sont produites pour parler du monde.
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Dès votre entrée en fonction, vous avez beaucoup insisté sur des travaux offrant des regards sur l’actualité, avec entre autres une exposition évoquant la guerre contre l’Ukraine. D’autres exemples ?
L’exposition consacrée à Richard Mosse (photographe documentaire conceptuel irlandais, présenté jusqu’à fin février 2024). Je suivais son travail depuis longtemps. En 2006, une de mes premières grandes recherches portait sur les images de guerre. J’ai observé que beaucoup d’anciens photographes et photojournalistes changeaient de camp, comme Luc Delahaye (photographe de guerre français, lauréat 2002 du prix Niépce), qui est passé du côté des expositions, des galeries ou des festivals, en présentant non plus une suite d’images pour montrer une situation de crise sous tous les angles, mais une image, fixe, pour représenter un événement majeur …
Ce qu’a fait Richard Mosse en 2023 est tout à fait semblable à ce déplacement : il était photographe de guerre, a commencé très jeune en Irak, puis en Afrique, avec la guerre civile en République démocratique du Congo et l’émigration … Et aujourd’hui, tout en restant dans une démarche de photojournaliste, il arrive avec des images plus contemplatives que l’on ne trouverait pas dans la presse, mais qu’on peut apprécier dans un musée, avec toujours la volonté de nous faire réfléchir et de nous parler de l’état du monde.
Ce photographe nous montre aussi des images d’un conflit, celui de la déforestation et d’une Amazonie qui saigne …
Plusieurs photographes de guerre travaillent aujourd’hui sur l’urgence climatique. Mosse utilise des caméras thermiques et multispectrales, basées sur les lumières infrarouges, ultraviolettes, des moyens forts, esthétisants, et des images très construites … comme le faisait aussi Salgado, en fait, pour évoquer la famine en Somalie. Il recourt aussi à des images en noir et blanc qui paraissent plus « classiques » ou se réfèrent à l’esthétique du western. Dans ses images, on trouve aussi des formes de reportage de terrain. Ce jeu sur de multiples références, qu’on peut aussi avoir dans la peinture, est aussi une manière d’attraper notre attention, de suggérer des liens. C’est une stratégie, assez pertinente au fond, qui produit un très fort impact.
Dans une interview pour la RTS, vous parliez de « réfléchir à ce que les nouvelles technologies et les nouveaux médias nous apportent en temps de guerre » … Les technologies évoluent très vite, mais il reste une continuité malgré tout : la recherche de l’impact ?
Depuis le 19ème siècle, la photographie évolue de techniques en techniques. Et la technique, qui crée certains types d’images, influence aussi notre manière de voir le monde. Malgré un flux continu et toujours croissant, nous sommes toujours autant impactés par les images : nous voulons « y croire », nous en prenons, les fabriquons … Même si nous sommes tous conscients aujourd’hui qu’avec nos téléphones portables, appliquer des filtres, recadrer, modifier, faire des collages, manipuler, utiliser l’IA … n’est plus seulement une affaire de professionnels, nous continuons de croire aux images, y compris celles sur les réseaux sociaux. Dans le cadre d’une autre exposition dans l’espace Signal L, nous avons présenté le travail du Lausannois Mathieu Bernard-Reymond, un artiste qui crée avec l’IA, les technologies génératives et la manipulation des données. Nous devons aborder cette question-là aussi, d’actualité, et qui bouscule évidemment le milieu de la photographie, entre autres.
Avec toutes ces évolutions, comment défendre encore le travail et la démarche professionnelle des photojournalistes, aujourd’hui ?
Je pense qu’il faut continuer à défendre la photographie de terrain, qui est importante. Mais on ne peut pas ignorer tous les autres types d’images. Ni ce qui s’est passé il y a vingt ans avec l’arrivée du numérique, et toutes ces images produites par des personnes amateurs dans la rue lors des attentats du 11 septembre 2001 à New York, qui ont perturbé les pratiques des photojournalistes. Pareil pour les images du tsunami, en 2004, ou les images prises au Caire lors du printemps arabe.
Aujourd’hui, les reporters professionnels doivent tenir compte de toutes ces autres images, qui arrivent en flux continu et en temps réel. Et ils sont là pour nous aider à prendre du recul, sur le temps long et avec une réflexion. Beaucoup se documentent avant d’arriver sur le terrain et ont une connaissance développée des situations de conflit qu’ils couvrent. Leur travail amène une subtilité qu’on ne retrouve pas ailleurs, vise un impact et contribue à nous alerter, comme le fait Richard Mosse et comme le ferait un journaliste.
Avez-vous d’autres projets en ce sens ?
L’artiste que nous avons choisi pour le Prix Elysée 2023 rejoint un sujet de forte actualité, puisque Debi Cornwall, avocate avant de devenir photographe, termine un travail « preuves à l’appui » sur la véracité des images, la citoyenneté et les campagnes politiques, dans un monde de fake news et de mises en scène assez extrêmes. Le résultat final sortira cet été. En tant que musée de la photographie, nous devons prêter attention à toutes les images produites, même celles provenant de caméras de surveillance. Et souhaitons que Photo Elysée ait un rôle d’intermédiaire, devienne un lieu au croisement des disciplines, un lieu de réflexion, afin de pouvoir amener ces recherches et ces questions actuelles à un plus large public.
Vous mettez aussi l’accent sur l’éducation à l’image …
Nous le faisons sous forme de conférences, de workshops, de moments de rencontres et de masterclasses que j’aimerais développer à l’avenir, avec des photographes professionnels. Nous avons le projet d’aller vers des adolescents, des jeunes adultes, la génération Z, qui est née avec Internet et a le téléphone entre les mains en permanence, pour mieux comprendre comme ils perçoivent les images, et qu’est-ce que notre génération peut leur apporter.
Vous pensez qu’il y a une vulnérabilité dans le rapport de cette génération Z aux images ?
De la vulnérabilité, oui, mais aussi une conscience du pouvoir des images, que nous ne devons pas sous-estimer. Ils savent les faire, les fabriquer, les mettre en scène, les distribuer… avec un œil extrêmement développé et en sachant très bien comment les diffuser largement. Ils ont aussi des choses à nous apprendre. Mais il reste d’autres gros sujets de préoccupation, par exemple concernant les contenus postés sur les réseaux sociaux, comme le droit d’auteur, le droit à l’image des personnes représentées, les modifications, manipulations et fabrications numériques … On se retrouve là sur des terrains très glissants, avec des niveaux juridiques qui bougent énormément. Qu’est-ce qu’on peut montrer, jusqu’où on peut aller ?
Et l’IA accélère la cadence…
L’IA interfère dans tous les domaines. Cet été nous allons poursuivre la réflexion autour du numérique avec une artiste suisse, Tamara Janes. Elle ne prend pas des photos elle-même mais travaille à partir de la Picture Collection de la New York Public Library, publiquement accessible. Avec son regard, elle a choisi certaines images, les a copiées sur son ordinateur, puis avec des applications numériques, les a réorganisées, modifiées en fonction de ses préférences … puis a demandé à un avocat à quel moment on pouvait considérer que ces images, après son intervention, lui appartenaient, étaient modifiées suffisamment pour qu’elles changent d’auteur. La question de la réappropriation, de ses conséquences juridiques et des droits d’auteur sont au cœur de sa recherche artistique.
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