Jean-Philippe Ceppi est producteur de l’émission Temps présent de la RTS. (Photo: RTS)

Actuel – 23.03.2023

La caméra cachée, toute une histoire

Journaliste et producteur de l’émission Temps présent, Jean-Philippe Ceppi a mené une longue recherche à travers les archives de quatre pays pour une thèse soutenue en automne dernier à l’Université de Lausanne et en cours de publication.

Interview par Gilles Labarthe

EDITO : Votre thèse s’intitule « Glisser sur une glace dangereusement fine – La caméra cachée en journalisme de télévision, France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Suisse (1960-2015) ». Elle fait 673 pages… c’est une somme ! Qu’est-ce qui vous a autant motivé ?

Jean-Philippe Ceppi : Le point de départ, ce sont des incidents que nous avons connus à la RTS il y a une dizaine d’années qui ont débouché sur une quasi-interdiction de travailler en caméra cachée. Comment en étions-nous arrivés là ? Pour plusieurs sujets que nous voulions faire à Temps présent, nous nous sommes heurtés à des résistances, à des interdictions même.

Elles découlaient de la décision du Tribunal fédéral de 2008 contre l’émission Kassensturz (condamnant quatre responsables et journalistes de la chaîne pour une utilisation de caméra cachée qui avait « piégé » un conseiller en assurances ; décision qui a servi de jurisprudence jusqu’en 2015, ndlr). Et donc, à un moment donné, cet usage s’est carrément éteint chez nous.

D’autres événements ont servi de déclencheurs ?

En 2012 nous avions eu un incident musclé au sein de la RTS, ­concernant un sujet que nous avions fait sur les tueurs à gage, à Genève. Nous avions tourné en caméra cachée aux Pâquis et ­découvert qu’on pouvait recruter un tueur à gage pour 15 000 francs. Pour ce prix, il pouvait te tirer dessus et te rendre handicapé à vie. A l’occasion de ce reportage, avant même sa diffusion, j’ai reçu un avertissement formel de la RTS, notamment pour avoir utilisé la caméra cachée de manière « inappropriée » et « sans autorisation ». Ce que j’ai contesté. Cela m’a d’abord beaucoup affecté, puis m’a amené à me poser des questions.

D’autant qu’en 2010, nous avions organisé à Genève la 6e conférence du ­Réseau mondial des journalistes d’investigation (GIJC, Global Investigative Journalism Conference). Durant cette conférence, nous avons assisté à des démonstrations éloquentes de collègues africains, chinois ou indiens  … autour de leur travail en caméra cachée, impressionnant ! Comment était-il possible qu’on l’utilise dans ces pays, alors que chez nous c’était devenu quasiment ­interdit après 2008 ?

Autre incohérence : à Temps présent, à peu près un tiers des ­sujets diffusés sont des reportages achetés sur le marché international et une bonne partie de ces sujets d’enquête contiennent de la ­caméra cachée. Ces trois éléments mis bout à bout m’ont poussé à me lancer dans cette recherche qui au départ était un peu « militante ». J’étais convaincu, tout comme mes collègues de Kassensturz, que la Suisse était « à côté de la plaque ».

« Les parlementaires ont voté au pas de charge des normes extrêmement répressives. »

Raison pour laquelle, à l’époque, la SSR a recouru contre la ­décision du TF de 2008, jusque devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, et gagné. Heureusement, cette décision favorable, en 2015, a contribué à rectifier la situation en Suisse. Dès lors, on est revenu dans la bonne direction, à mon avis, en particulier pour l’investigation en télévision.

Lors de votre soutenance de thèse, le jury a souligné la quantité considérable d’archives que vous avez recherchées et consultées, dans quatre juridictions …

J’ai voulu rechercher d’une part les raisons historiques de cet état de fait en Suisse, ensuite comprendre toute cette tradition du ­journalisme undercover, et puis enfin, comparer avec la situation aux Etats-Unis, en Angleterre et en France. En faisant cette ­analyse comparative, on comprend mieux pourquoi la Suisse ­en est ­arrivée là.

Au fil du temps, il a fallu passer par ces crises pour établir des normes déontologiques, juridiques qui font qu’aujourd’hui personne ne les conteste : c’est un outil indispensable de l’investigation, mais à manier dans un cadre évidemment très ­rigoureux – cadre que nous avons, ici à la SSR.

La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes stipule que le recours à des méthodes qualifiées de « déloyales » doit rester l’exception, dans le cas d’informations qui « ne peuvent pas être recueillies d’une autre manière », et revêtant un « intérêt public prépondérant »  … idem pour la caméra cachée ?

Oui, c’est la base, même si par exemple on peut l’utiliser aussi à des fins de testing, ce qui est très courant dans les émissions de consommation, où l’intérêt public prépondérant n’est pas toujours très évident, mais où certaines informations qui sont dans l’intérêt des consommateurs sont obtenues à l’insu des personnes filmées. Cela rejoint une tradition journalistique, celle du « client mystère », qui existe depuis l’origine des mouvements de défense des consommateurs : se faire passer pour un client, alors qu’en fait on vient tester des produits, comparer des prix …

« A Genève, on pouvait recruter un tueur à gage pour 15 000 francs. »

En télévision, on est obligés de le faire en caméra cachée. Cela vaut aussi pour des sujets dits « d’observation », par exemple pour tester le racisme. Nous l’avons fait avec un journaliste africain filmant en caméra cachée : il a cherché un emploi, un logement, ou testé l’entrée dans une boîte de nuit – où il a été refoulé, alors que l’autre équipe témoin « blanche » et européenne a été acceptée (émission « Dans la peau d’un noir », 2005). Ce n’est pas t­oujours d’un intérêt public prépondérant, mais comme le dit la BBC : cela expose un dysfonctionnement social – pas pénal, mais social. Et là aussi, je pense qu’on peut élargir le champ d’usage de la caméra cachée.

Pourquoi la Suisse a-t-elle connu un tel retard ?

Le cadre juridique et déontologique a suivi un mouvement très différent autant aux Etats-Unis et en Angleterre que dans l’espace francophone. Le 1er amendement de la Constitution américaine interdit la censure, avec toutes ses déclinaisons des années 1960 et 1970 : les Pentagon Papers, le Watergate… Il sanctuarise les droits des journalistes d’investigation. En Angleterre, c’est une forme d’ultra-libéralisme qui incite à la créativité et impose finalement aux instances judiciaires que les journalistes de télévision soient traités sur pied d’égalité avec les journalistes de presse écrite.

Or cela fait très longtemps que ces derniers pratiquent le journalisme undercover, c’est même une tradition dans les pays anglophones depuis le 19e siècle et les enquêtes de l’Américaine Nellie Bly. Assez rapidement, ils ont bataillé pour obtenir les ­mêmes droits. D’autre part, le public est très friand de ce type de journalisme, il y a un rapport à l’intimité, au droit de la personnalité, mais aussi à la recherche de l’information qui est très différent dans ces pays par rapport à l’espace francophone.

Vous évoquez une période charnière…

Entre 1967 et 1970, il y a ce carrefour, qui est très important : Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne vivent un âge d’or du journalisme d’investigation, y compris en télévision. Au même moment, la France et la Suisse imposent des restrictions très importantes sur le droit de la personnalité, qui limitent drastiquement le journalisme d’investigation et encore plus celui en télévision. En France, c’est en raison d’affaires liées à la presse à sensation.

« Comme mes collègues de Kassensturz, j’étais convaincu que la Suisse était à côté de la plaque. »

En Suisse, ­il y a l’apparition du Blick, en 1959, qui pétrifie la classe politique. Elle s’empresse d’administrer un « traitement prophylactique » aux journalistes : c’est l’article 179quater du Code pénal qui interdit l’usage du téléobjectif par exemple, à l’insu d’une personne, quelles que soient les circonstances. Pensez à un meurtre en ­direct, par exemple !

Un autre facteur, c’est qu’on est alors en pleine guerre froide. On voit l’apparition d’appareils d’enregistrement miniaturisés, et tout cela, dans un pays qui a quand même une relation très particulière au secret, à la discrétion, à la protection de l’intimité. Le milieu politique dresse des scénarios d’horreur, où chacun irait espionner tout le monde. En France comme en Suisse, les Chambres, les parlementaires votent au pas de charge des normes ­extrêmement répressives à l’égard de tous les moyens de recherche des journalistes. Là, ce qui est très frappant, c’est que jamais, dans aucune de ces discussions parlementaires, n’apparaît la ­notion de droit du public à l’information, de recherche de l’information, de watchdogisme… notions qui sont pourtant fondamentales dans une société démocratique.

Dans l’histoire de Temps présent, quel est l’exemple type d’un documentaire sur un sujet d’intérêt public où la caméra cachée a permis de révéler des dysfonctionnements, avec un fort impact des images obtenues ?

Celui sur la maltraitance dans les EMS, en 1997, avec des images qui ont eu un impact colossal parce que le film montrait des images de maltraitance. J’ai aussi envie de mentionner un des der­niers documentaires que nous avons produit, qui est à mon avis l’exemple absolument professionnel de ce qu’on peut et doit faire avec une caméra cachée : il s’agit d’un reportage sur le « volontourisme » (« Tourisme humanitaire, le business de la honte », 2021).

Il montre que les expériences de ces jeunes à l’étranger posent de graves problèmes. Par exemple pour leur sécurité dans des pays où la situation est très différente de celle de la Suisse, d’incompétence, ou d’exploitation de volontaires dans le cadre d’un business lucratif. Nous avons ensuite confronté l’entreprise à ce que nous avons découvert, donc elle a pu réagir.

L’enquête avec caméra cachée nécessite au préalable une formation, une culture journalistique, une idée très claire des devoirs et des droits… Quelles lignes directrices recommandez-vous ?

Cela renvoie au titre de ma thèse : La caméra cachée reste un ­moyen exceptionnel de l’investigation, qui doit être engagé dans un cadre très rigoureux, à la fois éthique, déontologique et juridique. A la RTS, nous avons énormément de règles, à commencer par un cadre interne, des directives, qui fixent les principes généraux et découlent du droit ou des Directives du Conseil de la presse.

Et à Temps présent, nous avons un protocole d’engagement extrêmement rigoureux que j’emprunte à la BBC, avec une check-list. Par exemple, pas de fishing, c’est-à-dire s’abstenir d’aller à la « pêche aux images » ; flouter quasiment systématiquement tous les visages ; veiller à la sécurité de l’équipe de tournage… Il faut vraiment être très professionnel pour engager la caméra cachée, depuis le choix du sujet jusqu’à la diffusion.

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