Actuel – 17.06.2023

La « grande désillusion » des jeunes journalistes

Les jeunes journalistes représentent la relève de notre branche. Leurs motivations et la conception qu’ils ont de leur rôle sont très proches de celles de leurs prédécesseurs. Cependant, ils sont moins satisfaits au travail : le stress et les heures supplémentaires les font souffrir. La plupart d’entre eux ne pensent pas travailler toute leur vie dans le journalisme, comme le montre une enquête de Lauro Mombelli et de Daniel Beck.

Interview par Bettina Büsser

EDITO : Vous avez réalisé une enquête sur les buts, les conditions de travail et les perspectives des journalistes en début de carrière en Suisse. Quels en sont les résultats les plus marquants ?

Lauro Mombelli : L’un des points les plus importants est d’avoir mis en évidence les motivations qui poussent les jeunes à ­choisir ce métier. Elles relèvent surtout du domaine de la réalisation de soi, comme l’idée que le journalisme est une activité variée et passionnante qui permet d’être créatif. Les motifs idéalistes, comme l’envie de s’engager pour la liberté ou de la démocratie, sont également déterminants. En revanche, les motifs matériels, tels que le revenu ou le statut, jouent un rôle nettement moins important. D’ailleurs, le ­revenu brut moyen des personnes inter­rogées se situe entre 5000 et 6000 francs par mois. Un aspect positif est que celles-ci ressentent une grande autonomie en exerçant leur métier.

Quels sont les résultats moins positifs ?

Mombelli : Ils concernent les heures supplémentaires et le stress. Presque la moitié des personnes interrogées travaillent plus de trois heures supplémentaires par semaine, et deux tiers d’entre elles subissent du stress au travail. Par rapport aux études précédentes, la satisfaction professionnelle a diminué. En outre, la plupart des personnes interrogées pensent qu’il est peu probable qu’elles passent toute leur vie professionnelle dans le journalisme.

Dans votre enquête, un quart des personnes interrogées ont déclaré qu’ils déconseilleraient de se lancer dans le métier. Cela vous a-t-il surpris ?

Daniel Beck : J’ai été surtout surpris par un résultat qui est apparu lorsque nous avons fait la distinction entre les groupes d’âge des 19 à 24 ans et celui des 25 à 31 ans : dans le groupe le plus jeune, 75 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles recommanderaient la profession, alors que chez les plus âgés, qui ont en règle générale quelques années d’expérience derrière eux, cette proportion n’est que de 53 %. Ainsi, les gens sont fortement motivés en commençant leur carrière, mais une grande désillusion se produit déjà après quelques années. C’est un signal : les conditions de travail doivent être améliorées ces prochaines années pour ne pas effrayer et faire fuir les jeunes aussi rapidement.

Mombelli : Nous ne pouvons cependant pas nous prononcer sur la situation dans d’autres professions : nous ne savons pas si là aussi les jeunes commencent très motivés et sont déçus au bout de quelques années.

Y a-t-il des études similaires sur les jeunes en début de carrière dans d’autres professions ?

Beck : Nous n’avons pas examiné cette question de manière systématique, car nous avons plutôt comparé nos résultats à ceux d’études antérieures sur la situation des journalistes, comme la Worlds of ­Journalism Study (WJS), parue en 2016. Or, celles-ci ne se sont pas intéressées aux jeunes en particulier. Toutefois, il existe des enquêtes générales de l’Office fédéral de la santé publique sur le stress au travail. Elles mettent en évidence que le stress ­supporté par les journalistes est supérieur à la moyenne.

« L’autonomie que ressentent les personnes interrogées
par rapport à leur travail est relativement grande. »

Lauro Mombelli

Si vous comparez vos résultats à ceux d’études antérieures, comme la WJS, où des questions similaires étaient posées aux journalistes de toutes les classes d’âges, quelles sont les différences principales entre les « jeunes » et les « aînés » ?

Beck : Les jeunes travaillent davantage en indépendant ou sont engagés à durée déterminée ; leurs revenus moyens sont donc inférieurs. De plus, la part de femmes chez les jeunes est plus élevée : environ ­60 % des personnes qui ont répondu à notre enquête étaient des femmes. Les hommes sont majoritaires dans les générations plus âgées. Par ailleurs, chez les « ainés », les femmes travaillent plus souvent à temps partiel que les hommes, ce qui n’est plus le cas chez les « jeunes ». Nous n’avons pas constaté de différence entre les sexes à ce niveau.

Y a-t-il d’autres différences importantes entre les sexes ?

Beck : Les salaires des femmes sont légèrement inférieurs à ceux des hommes, ce qui s’explique avant tout par le fait que davantage de femmes travaillent dans les médias numériques privés, dans les médias uniquement en ligne ou en tant que journalistes indépendantes. Dans ces cas, les salaires sont plus bas. En revanche, nous n’avons pas constaté de différences en ce qui concerne le stress ou la satis­faction au travail.

Récemment, les médias ont rapporté des cas de supérieurs hiérarchiques abusifs ou qui ne savent pas garder leurs distances. Y a-t-il des éléments d’information à ce sujet dans les réponses de votre enquête ?

Beck : Nous n’avons pas explicitement demandé s’il y avait eu des abus, mais posé des questions plus générales, telles que : « Rencontrez-vous des problèmes avec vos collègues de la rédaction ? » Un sixième des personnes interrogées ont répondu oui à cette question.

Dans le cadre de votre étude, vous avez également interrogé des personnes en Suisse ­romande. Y a-t-il eu des différences par rapport à la Suisse alémanique ?

Beck : Malheureusement, seules 20 à 25 personnes de Suisse romande ont participé à notre étude, ce qui ne suffit pas pour avancer des affirmations statistiquement fiables. Cette faible participation s’explique par notre méthode de recrutement : nous sommes passés par les associations et la majeure partie des participants ont été recrutés par l’intermédiaire de l’organisation Junge Journalistinnen und Journalisten Schweiz (JJS), qui est surtout active en Suisse allemande. Cependant, des études antérieures n’ont observé presque aucune différence entre les Romands et les Alémaniques, sauf qu’il y avait moins de journalistes dans les classes de revenu très basses en Suisse romande, ce qui tient probablement au fait qu’il y a encore une convention collective de travail pour la presse écrite et en ligne.

Sur quels points n’avez-vous pas constaté de différences entre les « jeunes » et les « aînés » ?

Beck : Il existe un large consensus entre les classes d’âge sur la conception du rôle du journaliste. Ils s’identifient tous au rôle du rapporteur objectif. En outre, il n’y a presque pas de différences en ce qui concerne les motivations qui les ont poussés à choisir ce métier.

Peu de « jeunes » conçoivent le rôle du journaliste comme étant celui d’un amuseur  — d’un « entertainer » —, rôle qui relève du domaine du divertissement. Sur cette question, ils ne sont qu’un peu plus nombreux que les « ainés ». Sur ce point, je me suis surprise à avoir un préjugé : je pensais que les jeunes, étant beaucoup plus socialisés aux taux de clics, s’identifieraient davantage à ce rôle.

Mombelli : Je peux comprendre pourquoi cette représentation du rôle du journaliste en tant qu’amuseur existe. Mais, si l’on veut vraiment se consacrer au divertissement, il y a aujourd’hui des plateformes, en particulier les médias sociaux, où l’on peut mieux exercer ce rôle que dans le journalisme. Dans mon expérience de journaliste ayant travaillé au sein de ­plusieurs rédactions, je n’ai jamais vu quelqu’un donner un caractère d’infodivertissement à des contenus sérieux pour chercher à augmenter le taux de clics.

Beck : Des études antérieures ont montré que l’image du journaliste en tant que prestataire de service ou amuseur avait pris de l’importance. Je m’attendais donc à ce que nous observions des différences plus marquées par rapport à ces études en ce qui concerne l’identification à ces rôles orientés vers le public. Mais ce n’est pas le cas.

« Les conditions de travail doivent être améliorées pour
ne pas faire effrayer et fuir les gens aussi rapidement. »

Daniel Beck

Avez-vous eu d’autres surprises lors de l’évaluation des résultats ?

Mombelli : Pas en ce qui me concerne. Les résultats ont en fait toujours correspondu à ce que je ressentais et à la manière dont je percevais la situation dans le secteur des médias.

Beck : Pour nous, il n’y avait pas beaucoup de surprises non plus. Nous savions déjà qu’il y avait des problèmes liés aux conditions de travail. Notre étude démontre à présent que les questions de la pression temporelle et des heures supplémentaires posent problème à un grand nombre de jeunes qui ont choisi ce métier.

Les rédactions et les entreprises de médias sont appelées à réagir dans la mesure de leurs moyens. Il faut également être à l’écoute des idées et des préoccupations des jeunes journalistes pour qu’ils soient motivés à poursuivre leur carrière dans cette profession. En ce qui concerne le soutien aux médias, nous devons veiller à ce que les ressources nécessaires soient disponibles afin de pouvoir offrir des conditions de travail décentes.

Mombelli : Actuellement, on en demande toujours plus aux journalistes, ils doivent en faire davantage, pour recevoir moins en retour. C’est une formule qui ne peut pas marcher à long terme : elle entraînera tôt ou tard un problème de relève.

« La plupart des personnes interrogées pensent qu’il est peu probable qu’elles passent toute leur vie professionnelle dans le journalisme. »

Monsieur Mombelli, vous ne travaillez plus dans le journalisme, mais dans la commu­nication d’entreprise. Ce « changement de camp » s’explique-t-il par les conditions qui règnent dans le monde du journalisme ?

Mombelli : J’ai fait de la radio pendant dix ans, mais j’ai voulu connaître un autre domaine après l’obtention de mon diplôme de master. Le fait que les perspectives d’évolution professionnelle dans le journalisme ne sont pas vertigineuses a également pesé dans mon choix. Pour moi, une prochaine étape aurait peut-être été d’animer des émissions à la radio publique, mais je n’ai pas vu d’autres perspectives. Mais je suis encore très attaché au journalisme et je travaille à nouveau comme pigiste à la radio.

Cet entretien s’est déroulé sur Zoom le 10 mai 2023.

Daniel Beck, 50 ans, est lecteur et conseiller aux études au Département des sciences de la communication et des médias de l’université de Fribourg et directeur de la Société suisse des sciences de la communication et des médias (SSCM). Parallèlement à ses études d’histoire, de sciences politiques et de sciences des médias, il a travaillé comme journaliste au Thuner Tagblatt de 1994 à 1999.

Lauro Mombelli, 27 ans, est depuis 2022 spécialiste junior de la communication d’entreprise à la Banque cantonale bernoise. Il travaillait déjà pour Radio RaBe lorsqu’il était au gymnase. Ensuite, parallèlement à ses études en sciences de la communication et en recherche sur les médias à l’université de Fribourg, ­il a notamment travaillé pour la télévision estudiantine UNICAM et pendant cinq ans comme animateur à RadioFr. Il est également président de la commission des programmes de la SSR Berne Fribourg Valais.

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