Un film documentaire retrace l’histoire des trois piliers en Suisse. On y mesure tout le poids des compagnies d’assurance-vie dans la création des fonds de prévoyance. A voir cet automne sur les trois chaînes de télévision nationale.
Par Jean-Luc Wenger
Le documentaire sur l’histoire de l’invention du deuxième pilier en Suisse devrait être diffusé en octobre sur les trois chaînes de télévision nationales. A priori, un film sur la prévoyance professionnelle paraît peu sexy, sauf qu’à écouter Pietro Boschetti, l’un des deux co-auteur. Le film raconte la plus grande réussite d’un lobby dans l’histoire de la Confédération. Une histoire peu connue de la prévoyance vieillesse.
Avec le deuxième co-auteur, le réalisateur Claudio Tonetti, ils ont écumé les archives, tant images que textes, et Pietro Boschetti estime que les témoignages actuels d’acteurs de l’époque contiennent quelques « bombinettes ». Le système des trois piliers a été conçu par les compagnies d’assurance-vie privées, voilà ce que démontre le documentaire, dans lequel l’historien vaudois Matthieu Leimgruber, professeur d’histoire à l’Université de Zurich, joue un rôle central.
Le poids assureurs
« Nous proposons une mise en perspective historique, de 1918 à nos jours, de la prévoyance professionnelle », explique Pietro Boschetti, fraîchement retraité de la RTS où il travaillait pour l’émission Temps présent. S’il déteste le mot « scoop », il admet néanmoins que le film comporte quelques révélations basées sur des faits de l’histoire politique suisse. « Nous expliquons le processus de fabrication de la prévoyance professionnelle (LPP) et nous mettons en évidence le poids qu’ont eu les assureurs privés dans ce choix politique, y compris dans le premier pilier, soit l’AVS », relève-t-il.
L’assurance-vieillesse et survivants, entrée en vigueur en 1948 a été conçue pour que les rentes ne dépassent pas le minimum vital. Le choix de rentes faibles, dès le début, a permis aux assureurs d’imposer un système fort lucratif qui mûrissait depuis longtemps. Bien sûr, les caisses de pension existaient avant la LPP. Les grandes entreprises privées, de l’Etat, voire des syndicats proposaient déjà des caisses de retraite à leurs employés. En hommes d’affaire avisés, les directions des compagnies d’assurances privées ont bien compris qu’il y avait là un marché en plein développement. « La progression des caisses de pension commence dès les années 1920 », note Pietro Boschetti, également historien.
Un marchepied
L’article constitutionnel instaurant l’AVS a été inscrit dans la Constitution en 1925. Mais la loi d’application est, elle, refusée par le peuple en 1931. Il faut dire qu’à ce moment-là la population avait d’autres préoccupations. C’est le conseiller fédéral radical Walter Stampfli, surnommé le « général de l’économie », qui relance un projet AVS au début des années 1940. Il en sortira notre AVS actuelle, acceptée en votation avec une participation record de 75%. On crée ainsi une assurance étatique en parallèle aux milliers de caisses de pension déjà existantes à ce moment-là. Le discours des assureurs est limpide : l’Etat offre une base minimale insuffisante et nous, les privés, nous offrirons une solution complémentaire à l’AVS. « Pour eux, il s’agit d’un marchepied pour conquérir ce marché, qui connaît une nouvelle expansion dès la fin de la seconde guerre mondiale », lâche Pietro Boschetti.
« Pour que les privés puissent engranger des bénéfices, il faut que les rentes AVS restent basses. »
Mais pour que les privés puissent engranger des bénéfices, il faut que les rentes AVS restent basses. En résumé, l’Etat subvient (ou presque) aux besoins des plus démunis, le privé se charge du reste. « C’est une leçon de chose politique, après de longs débats, on trouve une sorte de consensus, selon lequel le système AVS + 2e pilier devra assurer une rente globale d’au moins 60% du dernier salaire », explique le journaliste.
Dans la deuxième partie des années 1960, une initiative du Parti du travail (PdT) a proposé de fusionner l’AVS et les caisses de pension, ce qui aurait enlevé une bonne part du gâteau aux assureurs. Dans cette période bouillonnante, deux autres initiatives voient le jour. Le contre-projet fédéral reprend quasiment mot à mot le projet des trois piliers imaginés par les assureurs-vie : l’AVS ne doit pas être suffisante pour vivre. Seule concession qui convainc la gauche, le deuxième pilier sera obligatoire.
L’AVS ne doit pas se développer
Dans toute cette histoire, un homme a joué un rôle déterminant : Peter Binswanger. Juriste à l’Office fédéral des assurances sociales dès les années 1940, c’est lui qui écrit la loi sur l’AVS. En 1956, il rejoint avec armes et bagages la compagnie Winterhur Vie, devenue AXA. Mais il continuera à siéger à la Commission fédérale de l’AVS pour y défendre, avec succès, les intérêts des assureurs privés regroupés sous son autorité. Et les assureurs sont partout, dans les commissions d’experts notamment. Le leitmotiv reste le même : le premier pilier ne doit pas trop se développer.
« Cette loi ne respecte aucunes des promesses faites avant la votation. »
L’article constitutionnelle qui inscrit les trois piliers dans la Constitution fédérale et qui sert de contre-projet à l’initiative du PdT sera accepté à une forte majorité lors de la votation fédérale du 3 décembre 1972. Il en résultera la Loi sur la prévoyance professionnelle (la LPP) en 1985, alors qu’elle avait été promise pour 1975. « On peut dire, pour faire court, que cette loi ne respecte aucunes des promesses faites avant la votation. La seule promesse tenue, c’est que l’affiliation à une caisse de pension est devenue obligatoire. »
Pour l’anecdote, lors de l’Exposition nationale de 1964 à Lausanne, le pavillon abritant les assurances sociales était géré par les assureurs privés… Quant au troisième pilier, sa seule fonction c’est de défiscaliser une partie de l’épargne des mieux lotis. En matière de prévoyance vieillesse, il ne joue à peu près aucun rôle.
Ce film est en fait une histoire politique de la naissance et du développement des trois piliers. Il s’annonce comme un thriller. « On démontre, documents et témoignages à l’appui, qui sont aujourd’hui les gagnants et les perdants », conclut Pietro Boschetti.
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Mini bio
Né à Fribourg, c’est dans sa ville qu’il étudie l’histoire. Pietro Boschetti entre ensuite au bimensuel La Brèche de la Ligue marxiste révolutionnaire où il effectue son stage de journaliste. « Les moyens étaient limités », sourit celui qui est aussi essayiste. Changement de décor en 1988, il s’installe à Zurich et travaille pour la rubrique économie de l’ATS. En 1991, Le Nouveau Quotidien le débauche et il revient à Lausanne pour trois ans. Il travaille ensuite huit ans comme indépendant et propose des mémos sur les activités syndicales à la RTS, à l’émission Mise au point. Un pied dans la porte, il rejoint l’équipe de Temps présent et a pris sa retraite en janvier 2020. Le documentaire réalisé entre l’automne 2021 et l’été 2022 sera visible cet automne. Il est l’auteur de l’ouvrage « Les Suisses et les nazis. Le Rapport Bergier pour tous » aux Editions Zoé et de « La conquête du pouvoir. Essai sur la montée de l’UDC » chez le même éditeur.
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