Photo: Nora Nussbaumer

Actuel – 10.12.2024

« La liberté de la presse implique de rester dérangeant »

Un journalisme obsédé par les attentes du public court à sa perte. Roger de Weck appelle donc les journalistes à s’affranchir de la dictature du clic.

Dans votre nouveau livre, vous expliquez comment l’obsession des clics ruine le journalisme et affirmez que les journalistes doivent prendre les choses en main. Comment ?

Notre métier consiste à critiquer sans relâche les dérives politiques et économiques. Les journalistes devraient donc aborder de front et combattre les dérives dans leur propre secteur. Chacun dispose d’une certaine marge de manœuvre sur son lieu de travail, même minime, et il est possible de l’exploiter. Mon livre est également une invitation à utiliser plus intensément cette liberté journalistique : devenir plus impertinent face à la dictature de ces gestionnaires de contenu qui se préoccupent davantage de la demande, des clics et des conversions, que de la qualité de l’offre.

Les journalistes sont pourtant jugés sur ces fameux clics.

Si une partie d’une rédaction s’unit pour s’opposer à sa hiérarchie, cela a du poids et peut impressionner les décideurs. Lors des conférences de rédaction, lorsque de nombreux journalistes insistent quotidiennement pour aborder des sujets difficiles, parfois arides, mais importants, ils envoient un signal clair contre la logique des clics.

Vous parlez de l’évasion et de l’aide au quotidien qui encombrent les médias politiques. Mais si le public le demande ?

Un journalisme déconnecté des attentes du public serait autodestructeur. Mais un journalisme obsédé par la demande l’est tout autant : il ne propose que ce qui « fonctionne ». Et si tous les médias publient ce qui « fonctionne », ils finiront par offrir la même chose. La concurrence devrait favoriser la différenciation, et non l’uniformisation. À court terme, la logique des clics « fonctionne », mais à long terme, elle éloigne de nombreux individus des médias.

Qu’est-ce que cela signifie pour une rédactrice locale ou un journaliste sportif ?

Pour une rédactrice locale, cela peut signifier se demander si une analyse approfondie et « ennuyeuse » du budget communal ne devrait pas être un sujet central, car les budgets révèlent les véritables intentions des détenteurs de pouvoir. Si le journalisme se conçoit comme un contre-pouvoir, il doit aborder de nombreux thèmes qui suscitent peu d’intérêt auprès du public. Ne pas le faire réduit sa pertinence. Si le journalisme cherche avant tout à plaire au public, il trahit ses véritables intentions et devient fade.

En ce qui concerne le journalisme sportif, c’est l’un des domaines où les journalistes conservent une expertise reconnue. Un présentateur sportif qui ne maîtrise pas la discipline dont il parle est inutilisable. Les rubriques sportives figurent parmi les plus compétentes de leur domaine, et c’est une exigence évidente de leur lectorat.

Vous vous opposez à ce que vous appelez un « hyperjournalisme affectif », qui cherche à toucher en permanence les utilisateurs dans leur sensibilité personnelle. Pourtant, c’est ce qu’on nous a enseigné, non ?

J’ai appris que les journalistes doivent garder leurs distances, autant vis-à-vis des détenteurs de pouvoir que des courants sociaux. La liberté de la presse implique avant tout une indépendance intérieure : ne pas chercher à flatter servilement « le » public, mais rester dérangeant – séduisant, certes, mais exigeant. L’irritation fait d’ailleurs partie de la fidélisation des lecteurs. Un journalisme critique crée bien plus de lien qu’une approche opportuniste visant à cajoler les utilisateurs. Le journalisme ne doit pas être une simple prolongation des réseaux sociaux avec les mêmes moyens.


Roger de Weck est auteur à Zurich, professeur invité au Collège d’Europe à Bruges et membre du Conseil pour l’avenir des réformes de la ARD, de la ZDF et de Deutschlandfunk. Il vient de publier son dernier livre, « Das Prinzip Trotzdem – Warum wir den Journalismus vor den Medien retten müssen », aux éditions Suhrkamp.

De Weck a été directeur général de la SSR, rédacteur en chef de « Die Zeit » et du « Tages-Anzeiger », ainsi que président de l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève.

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