Les journalistes sont submergés par toute la souffrance à laquelle ils sont confrontés au quotidien. Mais cela ne doit en aucun cas justifier les abus de langage.
Par Julia Kohli
Le journaliste proscrit toute présentation de caractère sensationnel dans laquelle la personne humaine est dégradée au rang d’objet.» C’est en ces termes que le Code de déontologie du Conseil suisse de la presse entend assurer la protection des victimes. Certains sites d’informations ne sont pourtant pas aussi regardants.
Cet été, l’ATS titrait une dépêche «Ehemann löscht Familie aus», qui peut se traduire en français par «Un mari efface sa famille» ou «Un mari éteint sa famille». Celle-ci rapportait un homicide multiple qui s’est déroulé à Affoltern am Albis (ZH).
De nombreux médias alémaniques ont repris ce titre tel quel. Or si ce type de formule n’est pas rare, cela ne change rien au fait que l’on ne peut pas «effacer» ou «éteindre» une famille. Est-ce là une entorse malheureuse à la «distance professionnelle»? Les verbes «tuer» ou «assassiner» manqueraient-ils de «punch»? On peut certes débattre de l’impact de cette formule. Pour ma part, je soupçonne qu’une touche de cynisme s’est involontairement glissée dans ce titre. En revanche, je constate que, lorsque la presse de boulevard relate des crimes violents, elle emploie un langage délibérément manipulateur et méprisant pour les victimes.
Dernièrement, le Bild a produit une triste perle de cynisme, en utilisant le terme de «Huren-Schlitzer» (littéralement «l’entailleur de putes»), mais qui joue aussi sur le terme de «Schlitz», un mot extrêmement grossier pour le sexe féminin. Le journaliste désignait par là un homme qui agressait au couteau des prostituées à Rostock. Ce faisant, le journal banalisait un langage dégradant pour la victime et se rendait ainsi complice du criminel. De tels titres peuvent encore davantage traumatiser la personne concernée; en jargon de criminologue, on parle alors de «victimisation secondaire». Le choix des mots peut également induire en erreur, en laissant croire que le criminel s’en prend exclusivement à un groupe-cible en particulier.
La journaliste de l’Atlantic Barbara Bradley Hagerty a montré, dans son reportage An Epidemic of Disbelief, à quel point l’image que l’on se fait de certains criminels est déformée. Les hommes qui s’en prennent aux prostituées peuvent tout aussi bien mettre en danger des membres de leur entourage ou se rendre coupables d’autres infractions.
Le Bild ne se borne donc pas à discriminer la victime, il induit également son lectorat à penser qu’il n’est pas concerné par de telles affaires, pour autant qu’il ne fréquente pas un certain milieu. Il renforce ainsi l’indifférence à l’égard des plus faibles et se laisse aller à un sensationnalisme lamentable.
L’effet est tout aussi dévastateur lorsque des cas de décès servent de prétexte à des jeux de mots dignes de mauvais sitcoms. C’est ce qu’a fait le Blick l’année passée en inventant le terme «Teppich-Tote» «la morte-tapis», quand le corps sans vie d’une jeune femme a été retrouvé enroulé dans un tapis. L’auteur était-il fier de son allitération ? A-t-il souri à sa propre trouvaille ? Grâce à ses études sur la réception des œuvres de fiction, le spécialiste des médias Werner Früh a démontré que l’emploi d’éléments humoristiques dans les histoires criminelles réduit l’empathie du lecteur à l’égard des victimes et augmente son «appréciation» de la violence. En utilisant des termes comme «Sex-Gangster» («Gangster du sexe») ou «Sex-Grüsel» («Monstre sexuel»), les médias ont eux aussi recours à ce type de mécanisme.
Maurice Velati, journaliste à la télévision alémanique SRF, a écrit sur son blog : «Les journalistes sont cyniques, car ils vivent de tragédies et en sont parfaitement conscients, mais aussi parce qu’ils seraient eux-mêmes dépassés sur le plan émotionnel s’ils ressassaient ces affaires sans arrêt.» C’est un constat déprimant, qui peut s’appliquer à de nombreux journalistes. Cependant, la protection des victimes doit toujours primer sur les états d’âme du pauvre journaliste malmené.
La presse de boulevard vit de ce genre d’inventions langagières. Elle continuera donc de les pratiquer, à moins qu’elle ne soit systématiquement bombardée de plaintes à l’avenir. Les journalistes qui ne subissent pas la pression de devoir trouver un titre «sexy» lorsqu’ils ont à relater un meurtre ou un assassinat peuvent conserver leur «distance professionnelle» et refuser de céder au cynisme.
Au bout du compte, le choix du ton se rapporte souvent à une simple question de statut social : emploierait-on les mêmes mots pour relater un crime commis sur une lauréate du prix Nobel ? Si ce n’est pas le cas, le mieux serait d’y renoncer.
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