La presse romande phagocytée par la France? Des articles du Monde, de Libération ou du Figaro vampirisent-ils trop ses pages?
Par Alain Meyer
Peut-être qu’une guerre dans la région serait nécessaire pour redonner ses lettres de noblesse aux chroniqueurs de Suisse romande alors que ces derniers décryptaient jadis le monde à leur sauce? C’est-à-dire avec leurs références, leur culture, leur sens de la mesure. Et le tout teinté d’un penchant naturel pour la neutralité. Couplé aussi à une farouche indépendance d’esprit qui pouvait selon les circonstances historiques faire défaut à certains de leurs confrères des pays limitrophes.
Pourrions-nous imaginer aujourd’hui un article du Figaro dans les pages des journaux romands du temps par exemple… de la guerre d’indépendance en Algérie ? Un article du Monde… au milieu de la tourmente de Mai 1968? Des articles sans ressenti et sans une approche helvétique du monde. Des articles jaugeant les événements sur la base de la seule historicité française.
Commentaires maison. Comment les rédactions de La Liberté, du Temps ou des titres régionaux rattachés à l’Agence romande de presse (Le Nouvelliste, Arcinfo, Le Journal du Jura) composent-ils aujourd’hui, quotidiennement, avec des propositions d’articles écrits par d’autres titres qui ont leur siège à Paris ou à Bruxelles ? Comment ces quotidiens gardent-ils le contrôle de la situation?
«Nous recevons chaque jour les programmes de nos correspondants à Rome, Berlin, Paris et Bruxelles. Les angles des papiers sont discutés avec eux, privilégiant les conséquences pour la Suisse quand c’est nécessaire», confesse Pierre-André Sieber, rédacteur en chef adjoint à La Liberté. Il précise que «des commentaires maison donnent très régulièrement la touche helvétique, indispensable au décodage de l’information, surtout lorsqu’elle provient de nos partenaires», qu’il s’agisse de Libération ou de La Libre Belgique.
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Des partenaires d’une très grande probité, affirme-t-il. «Deux médias à l’indépendance d’opinion reconnue.» Quant à l’arrangement qui régit ces collaborations extérieures… motus et bouche cousue à Fribourg. «Les conditions financières de ces partenariats sont confidentielles», nous dit-on.
Dans les deux sens. Un peu plus de clarté prévaut au Temps. «Depuis que Le Monde est actionnaire de notre journal, soit depuis le début des années 2000, les reprises ne nous coûtent rien et elles se font dans les deux sens. Le Monde reprend en effet parfois des articles du Temps, explique Gaël Hurlimann, co-rédacteur en chef. Le Monde possède en fait 2,1 % du capital du Temps.
Son responsable de la rubrique internationale, Simon Petite, décide en dernier lieu quel papier du Monde sera retenu dans ses colonnes. Les responsables des rubriques culture et sciences en font de même. En amont, Le Temps fait ses choix sur la base d’articles déjà publiés à Paris. Quant à savoir s’il est désolant d’observer une diminution des points de vue suisses dans les journaux romands en raison aussi d’une réduction des postes de correspondants à l’étranger, Le Temps botte en touche.
«Nous admettons volontiers qu’il n’y a pas de lecture différente de l’actualité selon que l’on soit Suisse romand ou Français.»
«En dehors de nos deux correspondants salariés à Paris et à New York, nous comptons sur un réseau très étendu de pigistes réguliers. A Berlin, Hong Kong, Madrid, Rome», appuie Gaël Hurlimann. S’y ajoutent des pigistes appelés à se réactiver dans une cinquantaine de pays. «L’accord avec Le Monde constitue un second rideau pour des sujets qui auraient échappé à notre sagacité. Mais en faisant le compte, le nombre de reprises reste assez marginal et nullement en augmentation», explique-t-il.
Distinction subtile. Reste la question piège: qu’est-ce qu’une vision helvétique du monde? «La réponse est très subtile si l’on ne veut pas sombrer dans l’angle suisse à tout prix», résume Gäel Hurlimann. «Certes, pour une foule de sujets, la différence va de soi. Par exemple à propos de l’Afrique francophone où les regards français et belge sont parfois influencés par le fait qu’il s’agit ici d’anciennes colonies. Pour d’autres thèmes, nous admettons volontiers qu’il n’y a pas de lecture différente de l’actualité selon que l’on soit Suisse romand ou Français».
Force est toutefois de constater que Le Temps capte une audience plus internationale que la moyenne des journaux romands. Alors comment contient-on cette poussée française dans les journaux régionaux? Pour François Treuthardt, à la manœuvre depuis Fribourg au sein de la cellule de l’Agence romande de presse, «nous recevons en début, puis en fin d’après-midi, le programme du Figaro.
Puis nous choisissons avec notre chef de rubrique entre ce programme-ci et ceux proposés par La Liberté et l’Agence télégraphique suisse. Notre indépendance de choix reste totale». Quant à savoir si le lectorat romand n’opterait pas consciemment ou non pour un point de vue français sur le monde alors qu’il se voit imposer de plus en plus de papiers made in France, il a cette réponse empreinte de sagesse: «Non. Combien de personnes en Suisse romande regardent déjà les télévisions françaises?»
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