De nombreux journalistes sont habitués à subir des attaques parfois violentes. Dans ces moments-là, il est essentiel de pouvoir compter sur le soutien de leur rédaction en chef et de leur éditeur. Mais que se passe-t-il lorsque la pression vient de l’intérieur ? Les journalistes ont-ils le droit de critiquer leur propre média ? Ou sont-ils tenus à une loyauté aveugle envers leur employeur ?
D’ici fin 2026, la SSR prévoit de réduire ses dépenses de 8 millions de francs supplémentaires et de supprimer 50 postes à plein temps. Pour -atteindre cet objectif, la chaîne supprime des programmes journalistiques essentiels, notamment le « Wissenschaftsmagazin » sur SRF 2 Kultur, réduisant ainsi son offre en journalisme scientifique. La SSR justifie ces coupes par la situation financière tendue et affirme vouloir adapter son offre aux « nouvelles habitudes du public ».
Cependant, la suppression du « Wissenschaftsmagazin » suscite une incompréhension généralisée, y compris en interne. Katrin Zöfel et Christian von Burg, deux membres de la rédaction scientifique de SRF, ont exprimé leur désaccord sur LinkedIn. Leurs publications ont -généré des centaines de commentaires.
Mark Eisenegger, professeur à l’IKMZ de l’Université de Zurich, a notamment écrit : « Je ne comprends pas cette décision. Le journalisme scientifique fait partie du cœur du service public et est plus important que jamais à -l’ère post-factuelle ! » Il souligne également qu’un tel journalisme ne peut pas être évalué uniquement sur sa popularité : « La SSR doit continuer à proposer des contenus journalistiques qui n’atteignent pas forcément les plus grandes audiences. »
Il s’agit d’un commentaire d’autant plus embarrassant pour SRF qu’il émane d’un fervent défenseur du service public médiatique. Mais ce commentaire n’est plus visible sur LinkedIn. Les publications des deux employés de SRF ainsi que tous les commentaires associés ont été supprimés. SRF a sommé ses employés de retirer leurs publications – un geste qui a immédiatement déclenché un débat encore plus virulent. Beaucoup ont été choqués par la manière dont la SSR réduit au silence ses propres journalistes.
Critiquer le pouvoir, y compris le sien
Dennis Bühler, journaliste média pour « Republik » et enseignant en éthique des médias, rappelle : « La mission première des journalistes est de critiquer le pouvoir et ceux qui l’exercent, lorsque cela est nécessaire. » Et cela reste vrai même si les journalistes sont eux-mêmes concernés par le sujet. « La protestation publique des employés de la SSR est compréhensible et justifiée », ajoute-t-il. « En tant que média de service public, la SSR doit – encore plus que les éditeurs privés dans des situations similaires – accepter et participer activement à ce type de débat. Une entreprise financée par la redevance doit rendre des comptes au public, que sa direction le veuille ou non. » Selon Dennis Bühler, demander à ses employés de supprimer leurs critiques est non seulement un manque de sang-froid, mais aussi « scandaleux ». Pire encore, il juge cette décision stratégiquement « stupide », car elle risque d’aliéner précisément les cercles qui soutenaient jusqu’ici la SSR.
Thomas Pfluger, ancien responsable de la communication de l’hôpital universitaire de Bâle, parvient à une conclusion similaire : « Un employeur en a-t-il le droit ? En principe, oui. Mais nous parlons ici d’une institution publique. » Il rappelle que ces employés sont des journalistes investis d’une mission d’intérêt général. « Je ne peux donc pas approuver la manière dont la direction de la SSR a géré cette affaire. »
Violation du devoir de loyauté
La conseillère d’Etat zurichoise Jacqueline Fehr (PS) adopte une position différente : « Malgré tout mon respect pour le choc et la colère que cette décision a pu susciter, il est contraire au devoir de loyauté pour des employés de critiquer publiquement les décisions de leur direction », affirme-t-elle. Selon elle, ce devoir est aussi contraignant dans une entreprise de service public financée par une redevance légale que dans l’administration publique.
Des avocats confirment cette analyse (voir la chronique sur le droit des médias de Manuel Bertschi, p. 21). Le devoir de fidélité des employés, tel qu’il est défini dans le Code des obligations, oblige ces derniers à protéger les intérêts de leur employeur. De plus, comme tous les grands groupes de médias en Suisse, la SSR impose à ses employés des règles strictes en matière de comportement sur les réseaux sociaux (voir encadré). SRF était donc juridiquement en droit d’exiger la suppression des publications critiques sur LinkedIn en s’appuyant sur son Code of Conduct. Mais cette décision était-elle légitime ?
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Les spécialistes de la communication en doutent. Il est normal que des employés critiquent des décisions qui les concernent directement, estime Adrian Kohler, directeur de Farner Consulting à Bâle. Mais une gestion avisée de la communication aurait dû anticiper ces réactions : « Une direction d’entreprise ne peut pas simplement s’appuyer sur un règlement interne pour faire taire les critiques », explique Kohler à Edito. « Elle doit clairement établir, en interne comme en externe, comment elle gère les critiques publiques émanant de ses propres employés. » Un « bâillon » peut, dans certains cas, être justifié, mais il doit être proportionné et bien calibré. Selon Kohler, la clé réside dans une communication habile et maîtrisée, même si cela exige des efforts : « La souveraineté et la flexibilité dans la gestion des débats ne sont pas gratuites, mais elles constituent souvent la meilleure approche. »
Or, les directions d’entreprise échouent souvent sur ce point et se retrouvent dans des situations de crise créées par leur propre -maladresse. « De l’extérieur, c’est toujours étonnant de voir à quel point certaines entreprises se mettent elles-mêmes en difficulté sur le plan de la communication », observe Kohler. Mais ce n’est généralement pas dû à des erreurs individuelles. En d’autres termes : si la SSR avait mieux communiqué en interne, mieux expliqué sa décision et impliqué aussi bien ses employés que des acteurs clés comme Mark Eisenegger, cette crise aurait pu être évitée.
L’ordre de suppression ne fait qu’aggraver la situation
Le comportement de la direction de la SSR ne fait qu’empirer les choses. « Tenter d’étouffer le débat avec un ordre de suppression n’a rien de souverain », estime le politologue Mark Balsiger, directeur de l’Alliance «Pour la diversité des médias», qui milite contre l’initiative visant à diviser par deux la redevance. Paradoxalement, c’est justement cet ordre de suppression qui a attisé les tensions. Mais selon Mark Balsiger, cela pourrait aussi représenter « une opportunité pour le service public audiovisuel ». Jusqu’à présent, peu de gens ont réellement pris conscience des conséquences de la baisse de la redevance, décidée par le Conseil fédéral, de 335 à 300 francs par an. Le discours politique tourne uniquement autour de la « baisse des charges pour les ménages ». Pourtant, cette réduction ne représente que trois francs par mois, une somme dérisoire.
« Chaque ménage dépense en moyenne près de 3200 francs par an pour la consommation médiatique, de -Spotify aux abonnements de journaux », rappelle Mark Balsiger. La réduction du budget de la SSR est en réalité une cure d’austérité drastique. « Les gens doivent en être informés. Alors parlons-en ! » conclut-il. Mais ce que Mark Balsiger ne dit pas : la SSR refuse justement d’avoir ce -débat en imposant la suppression des critiques.
Grande manifestation à Bâle
La colère ne faiblit pas. Fin février, des centaines de scientifiques et d’auditeurs ont manifesté à Bâle contre les coupes dans le journalisme scientifique et ont remis une pétition à la direction de la SSR. En dix jours seulement, plus de 27 000 signatures avaient été récoltées. Intitulée « Les auditrices et auditeurs veulent le Wissenschaftsmagazin », cette pétition a été lancée par Monique Wittwer et Köbi Gantenbein. Elle demande à la SSR de maintenir l’émission et de préserver sa rédaction.
« Nous voulons une radio qui offre du contenu en profondeur », déclare Köbi Gantenbein. « Il y a déjà bien assez d’informations hachées en petits morceaux, diffusées en continu. » Selon lui, la SSR procède par coupes successives, sans donner de vision d’ensemble : « Nous n’avons aucune idée de ce que vous comptez faire de notre radio. Quand nous posons des questions, nous n’obtenons que des tableaux d’économies. Utilisez l’attachement que nous avons pour la SSR. Ne vous aliénez pas votre propre public ! » S’adressant directement à la direction de SRF, il lance : « Comment allons-nous lutter contre l’initiative visant à diviser par deux la redevance si notre propre radio nous abandonne déjà ? »
Mais le manager de SRF, Rajan Autze, n’a pas répondu à cette interpellation. Il a tenté de justifier la décision, mais ses arguments n’ont convaincu ni les scientifiques ni le public présent. L’infectiologue Jan Fehr a rappelé que l’explication des sujets scientifiques complexes nécessitait du temps et des experts. « Nous avons besoin de -savoir concentré, pas de bribes fragmentées disséminées dans plusieurs émissions. » Le bioinformaticien Torsten Schwede, président du Fonds national suisse, a renchéri : « Dans une démocratie, il est crucial que les journalistes ne se contentent pas de vulgariser la science, mais qu’ils la questionnent aussi de manière critique. » Et de conclure : « Seul le service public peut garantir que ce sont les contenus qui comptent, et pas seulement les clics. »