Donald Trump quali—e les journalistes critiques d’« ennemis du peuple ». Fin 2024, il se tient ici devant des représentants des médias à Philadelphie.

Secteur  Politique des médias

26.05.2025

Cela pourrait mal finir

La liberté de la presse aux Etats-Unis est déjà bien plus menacée qu’on ne veut l’admettre. Et ce n’est que le début.

Par Susanna Petrin, New York. Photo: Keystone/Epa/Kim Lo Scalzo

Nous sommes en 2025 aux Etats-Unis, et chaque jour ressemble un peu plus à 1933 en Allemagne. Décrets exécutifs à la chaîne, un Parlement qui ne résiste pas, des juges de plus en plus partisans, des descentes de police contre des individus prétendument dangereux, des licenciements massifs de ceux qui ne suivent pas à la lettre la ligne du régime. Dans ce climat, la pression grandissante sur les journalistes s’inscrit dans une tendance inquiétante. « D’abord tombera la liberté de la presse, puis la démocratie », confie un journaliste américain qui a souhaité rester anonyme. Nous nous sommes rencontrés lors du procès de Donald Trump à New York. Presque tous ses collègues vivent dans la peur et l’inquiétude : « Nous avons prévenu, mais personne n’a écouté. »

Dulcie Leimbach, ancienne rédactrice du « New York Times » pendant plus de 20 ans, observe la situation avec le même malaise. Elle codirige aujourd’hui « PassBlue », un média indépendant couvrant les Nations Unies. Lors de notre rencontre au siège de l’ONU à Manhattan, elle désigne la rue voisine où se trouve l’ambassade américaine. « Nous savons que si nous écrivons quelque chose de critique sur les Etats-Unis, ceux d’en face réagiront, nous accuseront peut-être de mensonge », dit-elle. « L’idée même de liberté de la presse est, dans une certaine mesure, une illusion. »

Un soupçon d’autocensure

La rédactrice en chef de PassBlue admet sans détour qu’une « certaine forme d’autocensure » est déjà pratiquée dans sa rédaction, « juste un peu ». Elle ne veut pas risquer de poursuites judiciaires et se sent responsable de ses collaborateurs. « Lors du premier mandat de Donald Trump, nous nous sentions encore relativement en sécurité en tant que journalistes et défenseurs de la liberté d’expression. Cette fois-ci, la situation paraît bien plus dangereuse. »

PassBlue est membre de l’Institute for Nonprofit News, qui envoie en permanence des recommandations sur la manière de gérer d’éventuelles plaintes, de se protéger et d’être vigilant. « Mais cela ne fait qu’accentuer nos peurs », confie-t-elle.

Si les regards pouvaient tuer, Donald Trump aurait déjà éliminé de nombreux journalistes. Lors de l’ouverture de son procès à Manhattan, ses yeux pleins de haine ont brièvement croisé les miens. Trump qualifie les médias critiques d’« ennemis du peuple » – et ses partisans prennent cela au pied de la lettre. « Je reçois des menaces de mort chaque jour », a confié Maggie Haberman, la spécialiste de Trump la plus renommée du New York Times, à une collègue alors que nous attendions tous devant le tribunal pour assister au procès de l’ancien président. C’était au printemps dernier. Il y a fort à parier que sa boîte de réception n’a pas désempli de messages haineux depuis. Elle n’a pas répondu à ma demande d’interview, ce qui est compréhensible.

« Nos verrons si le ministère de la Justice va désormais poursuivre des journalistes méricains pour espionnage. »

Kyle Paoletta

Un journaliste américain que j’ai rencontré porte désormais une arme lorsqu’il emmène ses enfants au parc. Il essaie de -garder secrète l’existence même de sa famille. « Chacun des 1600 émeutiers que Trump a fait libérer pourrait s’en prendre à nous. Ce n’est pas différent de l’époque où Hitler a relâché les prisonniers après le putsch de la brasserie : ces gens ont maintenant carte blanche pour agir comme ils l’entendent. »

Des attaques de plus en plus fréquentes contre les journalistes

Les agressions à leur encontre ont augmenté de près de 80 % en un an, passant de 45 à 80 incidents, selon les chiffres du U.S. Press Freedom Tracker. Mon collègue possède un permis de port d’arme. Mais la plupart des journalistes n’en ont pas. Et rares sont les médias qui peuvent se permettre un service de protection rapprochée.

Donald Trump ne menace pas directement les journalistes de violences physiques. Mais il dispose de nombreux autres moyens pour les tenir en respect. Il veut durcir les Libel Laws, les lois sur la diffamation, afin de les utiliser plus facilement contre la presse. Il parle aussi de retirer leur licence aux grandes chaînes de télévision. En réalité, ces dernières ne possèdent pas de licence fédérale, mais leurs nombreuses stations locales pourraient perdre l’autorisation d’émettre sur les ondes. Le nouveau président de la Federal Communications Commission (FCC), l’autorité de régulation des médias, s’est révélé être un -fidèle de Trump : il a déjà porté plainte contre certaines campagnes publicitaires. Avec la menace de procès coûteux, la suspension de licences et la perte de revenus publicitaires, l’administration Trump a trouvé un moyen efficace d’asphyxier financièrement les médias.

Dès son retour au pouvoir, son administration a commencé par fermer des sites gouvernementaux dont le contenu ne correspondait pas à son idéologie. Des journalistes jugés indésirables se sont vu refuser l’accès à la Maison-Blanche et au Pentagone. L’agence AP a été exclue après avoir refusé de renommer le Golfe du Mexique en « Golfe d’Amérique ». En lieu et place, l’administration Trump invite des « content creators » – des influenceurs et -pod-casteurs – à postuler pour obtenir des accréditations à la Maison-Blanche. Ce que Trump et ses alliés attendent de ces médias alternatifs, ce n’est pas du journalisme, mais de la propagande.

Le journaliste Kyle Paoletta décrit un scénario particulièrement inquiétant dans un article du Columbia Journalism Review. Il imagine l’arrestation d’une journaliste, escortée par des hommes en costume noir vers un tribunal fédéral. Elle risque 150 ans de prison pour avoir publié des informations sur des expulsions massives de migrants, en s’appuyant sur des e-mails de fonctionnaires. Ce serait la première fois qu’un reporter américain serait inculpé pour espionnage, Julian Assange, qui a ouvert la voie à ce précédent juridique, étant Australien.

Cet article a été publié l’automne dernier, peu avant la réélection de Trump. A quel point Kyle Paoletta craint-il aujourd’hui que son scénario devienne réalité ? « En tout cas, il n’a rien perdu en crédibilité », me dit-il. « On verra si un ministère de la Justice sous influence politique ne se contentera plus d’enquêter sur les fuites d’informations des fonctionnaires, mais ira jusqu’à poursuivre un journaliste américain pour espionnage. Ce serait la méthode classique des dictateurs à travers le monde. »

Cependant, la récente audition au Sénat du nouveau directeur du FBI, Kash Patel, l’a temporairement rassuré. Patel s’est montré modéré, expliquant que les plaintes en diffamation relevaient des affaires privées et non du FBI. « Mais le véritable test viendra quand Donald Trump s’emportera contre un article comme celui que j’ai décrit et voudra porter plainte. Je doute que la nouvelle ministre de la Justice, Pam Bondi, ou Patel, aient le courage de lui tenir tête. »

Il occupe la 55 place au classement de la liberté de la presse

Le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, s’est reconnu coupable d’espionnage en 2024 dans le cadre d’un accord avec les Etats-Unis pour obtenir sa libération. Cet arrangement a été conclu sous l’administration Biden. « Malheureusement, le gouvernement Biden n’a pas abandonné les charges contre Assange, ouvrant ainsi la porte à la poursuite pénale des journalistes dans cette affaire et d’autres encore », déplore Seth Stern, directeur du plaidoyer à la Freedom of the Press Foundation.

Sous l’administration Biden, les Etats-Unis occupaient la 55e place au classement mondial de la liberté de la presse, derrière des pays comme le Belize et la Côte d’Ivoire. Et la situation pourrait encore empirer, avertit Stern : « Ce qui se passe est déjà alarmant, mais nous nous préparons à pire. » Il cite un autre exemple inquiétant : Brendan Carr, directeur de la FCC, a récemment -déclaré que le simple fait d’éditer une interview constituait une « distorsion de l’information ». Une déclaration digne de la novlangue orwellienne. « Cela va totalement à l’encontre du fonctionnement de la liberté de la presse tel que garanti par le Premier Amendement », insiste Stern.

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La Constitution et les lois américaines sont mises à rude épreuve ; les prochaines années seront marquées par des batailles juridiques qui façonneront le paysage politique et médiatique. Malgré un système judiciaire « affaibli », Seth Stern espère que bon nombre d’attaques contre la presse ne résisteront pas à l’examen des tribunaux. « Mais la stratégie de Trump consiste à lancer un maximum de flèches contre le mur pour voir lesquelles restent plantées. Si une seule attaque sur dix aboutit, cela représente déjà une extension significative des pouvoirs de censure de l’Etat. » Le journaliste Kyle Paoletta partage cette analyse : « La liberté de la presse est progressivement érodée. Et ce processus s’accélère dangereusement. »

Harcèlement médiatique et menaces de procès

Ce qui déçoit particulièrement, c’est que certains des plus grands groupes médiatiques ont préféré transiger face aux poursuites intentées par Donald Trump au lieu de se défendre. La chaîne ABC va présenter ses excuses et verser environ 15 millions de dollars. CBS a accepté de lui remettre la transcription de son interview avec Kamala Harris. « Ces chaînes créent ainsi des précédents qui permettront de remettre en question des contenus et des décisions éditoriales », redoute le journaliste Kyle Paoletta.

Selon Seth Stern, il s’agit typiquement de procédures-bâillons destinées à intimider : « Le but n’est pas de gagner en justice, mais d’épuiser financièrement et psychologiquement les critiques avec des frais d’avocats et des pertes de temps considérables. » Pourquoi alors les grandes entreprises médiatiques cèdent-elles si vite ? La réponse de Stern est encore plus inquiétante : parce que le journalisme n’est plus leur cœur de métier. « Ces grands groupes réalisent leurs profits ailleurs et cherchent à s’attirer les bonnes grâces d’une administration qui valide leurs fusions et protège leurs intérêts économiques. »

« Le système judiciaire américain est défaillant, mais le chiffrement fonctionne ! »

Seth Stern

Pourtant, la menace la plus immédiate qui pèse sur les journalistes américains n’est ni le harcèlement, ni les menaces, ni même la prison, mais l’épuisement. Beaucoup n’ont plus le temps de réfléchir à l’ensemble du paysage médiatique. Ils enchaînent les sujets à un rythme effréné, et l’expérience acquise entre 2016 et 2020 ne leur est que d’une aide limitée. Ils avaient promis de fixer leurs propres priorités, de ne pas se laisser distraire par le fond. Mais aujourd’hui, tout semble crucial : l’arrêt des aides américaines, Gaza, l’Ukraine, Elon Musk qui accède aux bases de données, la crise constitutionnelle. Trump 2.0 est plus extrême, plus stratégique, plus rapide.

Liberté d’expression contre droit aux armes ?

Un terme revient dans presque toutes les conversations avec mes interlocuteurs : l’exceptionnalisme américain. Ce mythe -selon lequel les Etats-Unis seraient uniques, meilleurs que les autres, l’exception. « Les Américains ne croient pas qu’ils puissent échouer en démocratie, comme tous les autres Etats qui ont fini par s’effondrer », me confie mon collègue pessimiste, qui possède un permis de port d’arme.

Selon lui, le problème est encore peu discuté : ceux qui défendent le Premier Amendement, qui garantit la liberté d’expression, ne sont pas les mêmes que ceux qui défendent le Deuxième Amendement, qui autorise le port d’armes. « Les forces libérales et intellectuelles de ce pays ne sont pas armées. Ceux qui veulent ce fascisme, eux, le sont. » Et la police soutient Trump. Si les juges venaient à s’opposer au gouvernement, « qui ferait en sorte que la loi soit respectée ? » Il réfléchit sérieusement à quitter les Etats-Unis.

Comment les journalistes peuvent-ils se protéger et résister ? « Nous devons au moins essayer de faire valoir nos droits », affirme Seth Stern. « Le système judiciaire est défaillant, mais le chiffrement fonctionne ! » Son organisation, la Freedom of the Press Foundation, propose des formations pour aider les journalistes à protéger numériquement leurs sources et eux-mêmes. Il ne communique avec sa propre mère qu’en utilisant Signal. « J’espère que personne n’est devenu journaliste par peur. Ils feront ce qu’il faut. Partout dans le monde, des reporters ont réussi à couvrir des autocrates bien plus avancés dans leur agenda que Trump. »

Il faut toujours être prudent avec les comparaisons, surtout avec le Troisième Reich. La liberté de la presse n’est pas encore perdue. De grands médias, comme le New York Times, continuent de suivre la situation de manière critique. Les Late Night Shows se moquent encore des « oligarques » de Washington. La plupart espèrent que la situation n’est pas aussi grave qu’elle en a l’air. Mais c’est exactement ce que l’on pensait, il y a un peu plus de 90 ans. « L’histoire ne se répète pas », disait le grand écrivain américain Mark Twain, « mais elle rime. » 


Susanna Petrin

La journaliste culturelle bâloise vit et travaille à New York depuis 2020. Elle a étudié la germanistique, l’anglistique et les sciences de la communication à Zurich et à Bâle, avant de devenir rédactrice culturelle pour la « Basler Zeitung » et « bzBasel ». De 2014 à 2016, elle a siégé dans le jury du Prix suisse du livre. De 2017 à 2020, elle a été correspondante au Caire. Aujourd’hui, elle collabore notamment avec Radio SRF, WDR, Deutschlandfunk et la NZZ.

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