Flou, lenteur, manque d’ambition : la directrice d’AlgorithmWatch CH critique la gestion du Conseil fédéral en matière de régulation de l’IA.
Le Conseil fédéral veut réguler l’intelligence artificielle. Que prévoit-il ?
Il a pris une décision de principe sur la direction qu’il souhaite donner à la régulation de l’IA. Cependant, de nombreux points restent à préciser. Nous savons déjà que le Conseil fédéral prévoit de signer et de ratifier la Convention sur l’IA du Conseil de l’Europe. Cela impliquera quelques ajustements législatifs importants. Cependant, l’approche ne semble pas très ambitieuse. Certains sujets clés sont tout simplement laissés de côté, tels que l’impact de l’IA sur la formation de l’opinion et la démocratie, le pouvoir de marché des grandes entreprises technologiques ou encore la durabilité des chaînes d’approvisionnement de l’IA. Sur ces points, le Conseil fédéral reste silencieux.
Du point de vue des professionnels des médias, une question essentielle se pose : le Conseil fédéral prend-il des mesures pour protéger le droit d’auteur ?
Il évalue brièvement la nécessité d’agir, mais il est encore difficile de savoir quelle direction il prendra. Récemment, le Conseil fédéral a accepté une motion de la conseillère aux Etats PLR Petra Gössi (SZ), qui demande une protection spécifique des contenus journalistiques contre l’exploitation par les fournisseurs d’intelligence artificielle. Une proposition sera présentée d’ici l’été, et nous en saurons alors davantage sur ses intentions en matière de droit d’auteur.
Et comment le Conseil fédéral compte-t-il protéger la démocratie en Suisse ?
C’est une excellente question, et à mon avis, un aspect essentiel. Le Conseil fédéral s’est uniquement exprimé sur la régulation de l’IA, mais cette technologie ne fonctionne pas en vase clos. Elle influence depuis longtemps de nombreux aspects de notre vie et certaines de ces avancées ont un impact direct sur la démocratie, car elles touchent la formation de l’opinion et les droits fondamentaux. Une véritable stratégie globale sur l’IA, les algorithmes et leurs conséquences sur la société devrait aussi prendre en compte l’influence de l’IA générative et des algorithmes des réseaux sociaux sur l’opinion publique. A mon sens, ces sujets ne peuvent pas être traités séparément, car qu’il s’agisse d’IA ou de réseaux sociaux, ce sont toujours les mêmes entreprises qui tirent les ficelles.
Les propositions de loi ne sont prévues que pour fin 2026. N’est-ce pas beaucoup trop tard ?
Je pense également que ce calendrier manque d’ambition. Je comprends que les processus démocratiques prennent du temps, mais 2026 ne marquera que le début de la consultation. Nous ne pouvons pas simplement attendre. Les défis que cette technologie pose à la société et à la démocratie sont bien trop importants.
Fin 2024, Albert Rösti, conseiller fédéral, déclarait dans une interview à Edito : « Je pense qu’il faut d’abord exploiter les opportunités offertes par l’IA avant de la réguler trop strictement. La Suisse reste avant tout un site d’innovation. » A-t-il réussi à imposer sa vision ?
Je ne sais pas s’il a réussi à s’imposer. Ensuite, nous ne tirerons vraiment parti du potentiel de l’IA que si nous prenons ses défis au sérieux. Cela signifie développer et utiliser l’IA de manière à renforcer la justice et la démocratie, et non accepter passivement qu’elle restreigne les droits fondamentaux. Ensuite, je rejette cette opposition artificielle entre régulation et innovation. Une bonne régulation permet justement une innovation bénéfique pour le bien commun, en veillant à ce que les avancées technologiques ne nuisent pas aux intérêts de la population. L’innovation n’est pas une fin en soi. Elle doit servir la société et les individus. C’est pourquoi opposer régulation et innovation est une erreur.
Angela Müller est directrice exécutive d’AlgorithmWatch CH à Zurich, associée d’AlgorithmWatch à Berlin et membre de la Commission fédérale des médias (COFEM). Elle a étudié la philosophie et est docteure en droit. Papier de position : Quelle IA voulons-nous?