Moins de ressources, plus de désir de divertissement : les journalistes scientifiques en Suisse sont confrontés à de grands défis. Stephanie Schnydrig et Michael Balavoine le confirment. L’Association suisse du journalisme scientifique (ASJS) fêtera cet été ses 50 ans d’existence.
Par Gilles Labarthe
L’ASJS a été fondée en 1974, notamment pour rejoindre l’European Union of Science Journalists’ Associations, qui représente aujourd’hui environ 2000 journalistes scientifiques de 22 pays. Quel est votre ADN ?
Stephanie Schnydrig : Il y a 50 ans, en Suisse, le journalisme scientifique n’était pas bien identifié ni ancré dans les groupes d’édition. Les journalistes scientifiques se sentaient assez isolés, d’où l’idée de se mettre en réseau, au niveau européen puis international. Aujourd’hui encore, cette spécialisation dans les sciences reste moins importante que, par exemple, le journalisme politique ou économique.
Mais les buts qui nous motivent restent les mêmes : travailler de manière indépendante, comme le rappellent nos statuts (« contribuer à la diffusion responsable, adéquate et indépendante d’informations ayant trait à l’ensemble des domaines scientifique, médical, technique et de politique scientifique dans tous les médias grand public », dlr).
L’ASJS est aussi confrontée à une baisse de membres, surtout depuis 2019-2020 et la pandémie de Covid-19…
S.S.: Oui, comme pour toutes les organisations de journalistes. Mais cela est aussi dû au fait que beaucoup de nos anciens membres, plus âgés, ont été radiés récemment par notre secrétaire général parce qu’ils ne payaient plus leurs cotisations ou étaient en difficulté. Cela a fait beaucoup de pertes d’un seul coup.
Il y a 10 ans, l’ASJS comptait 363 membres, dont 196 journalistes et 167 membres extraordinaires … Qui sont-ils, et quelle est la situation actuelle ?
S.S.: Fin 2023, c’était 274 membres, dont 127 journalistes, aujourd’hui un peu moins… Mais nous avons une vingtaine de nouveaux membres extraordinaires, donc des milieux de la communication. Ils n’ont pas les mêmes droits de vote, ne peuvent faire modifier nos statuts ni devenir présidents ou être majoritaires au comité.
Il y a un tournant à l’ASJS, vers plus de membres communicants ?
Michael Balavoine : Je suis actif dans ce milieu depuis une vingtaine d’années, c’est une tendance que j’observe depuis un certain temps. Les institutions actives dans le domaine scientifique se sont professionnalisées. Beaucoup d’anciens journalistes travaillent maintenant non plus dans les médias mais pour ces institutions, par exemple pour des hôpitaux universitaires, où les postes de communicants et responsables médias sont nombreux et mieux payés. Parallèlement, les conditions économiques dans les médias se sont détériorées et sont devenues moins sûres et moins attractives. Le rapport s’est ainsi inversé.
Justement, n’est-ce pas un risque ? Travailler de manière indépendante, est-ce devenu plus difficile ces dernières années ?
M.B.: Le problème vient aussi des médias eux-mêmes. En Suisse romande, les espaces consacrés aux sciences ont été fortement réduits ou ont même disparu de certains titres. Il reste aujourd’hui en Suisse romande quelques journalistes scientifiques à la RTS et au journal « Le Temps », mais avec des ressources et des équipes de plus en plus limitées. Même « Heidi.news », qui avait misé sur le journalisme scientifique dès ses débuts, a fini par en faire beaucoup moins.
Tamedia n’a plus de journalistes scientifiques en Suisse romande. La situation a empiré. Ceci, alors que comme le disait Stephanie, il est important de garder un œil critique et indépendant sur ce qui se passe dans le monde des sciences en général, et pas seulement dans le domaine des nouvelles technologies. Notre position est difficile à expliquer et à défendre. Un autre problème vient du traitement demandé : dans les médias, on demande des articles avec des « fun facts », d’être « drôle » en parlant de découvertes scientifiques…
Et en Suisse alémanique ?
S.S.: La « NZZ » avait une équipe de journalistes scientifiques, mais un poste a été supprimé, comme au « Tages-Anzeiger ». Avec cette diminution de moyens et de personnel, la tentation des médias est de prendre le matériel des communicants, textes et photos, pour réaliser de belles pages… Se baser de plus en plus sur des communiqués de presse, toujours plus abondants… devient si facile. Comment faire du bon journalisme scientifique, avec moins de ressources ? C’est vraiment une grande menace.
Vous avez vous-même suivi une formation chez Higgs.ch, site et agence spécialisée dans la vulgarisation scientifique qui dès son lancement en 2018 fournissait des titres alémaniques puis romands, mais a dû fermer en 2023 après moins de 5 ans d’activité…
S. S.: C’est toujours une bonne chose d’avoir des sites dédiés aux sciences et je regrette que Higgs ait disparu. Mais je pense aussi que lorsque de tels sites ne fonctionnent plus en termes de lecteurs, d’abonnés et de débouchés, ils ne devraient pas compter autant sur des fondations et des financements privés pour subsister à tout prix. Il faut aussi répondre à la demande du marché, être créatifs. C’est l’occasion de penser à de nouveaux formats, ou aux sujets qui peuvent vraiment intéresser le grand public, pour lesquels il est prêt à payer, parce qu’il se rend compte que le journalisme scientifique est important.
Le journaliste Nicolas Martin, animateur pendant six ans d’une émission consacrée aux sciences pour France Culture, affirme que les émissions scientifiques conservent une très belle part d’audience, que ce soit à la radio ou à la télévision… Le public suisse est-il si différent ?
S. S.: Le public suisse est intéressé. Mais je vois dans les journaux de CH Media, pour lesquels je travaille, que leur préférence va aux « soft science topics », c’est-à-dire les sujets santé, alimentation, psychologie… donc des sujets très classiques, qui doivent être liés à leur vie quotidienne. Pour les sciences dites dures, comme la physique des particules et les expériences actuelles du CERN, c’est plus difficile. On le voit bien dans les clics sur Internet.
Et en Suisse romande ?
M. B. : Les sciences dures ont moins la cote qu’avant. On l’a vérifié avec l’histoire de « Heidi.news », qui avait commencé dès ses débuts à présenter des sujets très approfondis et complexes, y compris sur le plan théorique, mais a rapidement dû élargir le spectre des sujets choisis parce que les sujets scientifiques classiques n’étaient pas suffisants pour intéresser son lectorat après le Covid. Le public est plus à la recherche de conseils, et moins porté sur l’éducation aux sciences. Les sujets que je propose par exemple au « Matin Dimanche » se retrouvent dans la rubrique « Bien vivre ». Il nous faudrait être positifs, spectaculaires et « amusants » quand on traite de sciences, ce qui ne correspond souvent pas à la réalité de ce domaine…
« En Suisse romande, les espaces consacrés aux sciences ont été fortement réduits ou ont même disparu de certains titres. »
Même des fondations privées soutenant des projets de vulgarisation ont mis en place des catégories telles que « Sciencetainment », axée sur le divertissement via des nouveaux formats digitaux et les podcasts, en partenariat par exemple avec Ringier…
S. S. : Oui, comme la Gebert Rüf Stiftung. Ils tentent de faire au mieux et soutiennent de bons projets, souvent très coûteux, mais qui ensuite ne trouvent pas toujours leur place dans les grands médias. De tels soutiens sont bienvenus, mais ce n’est pas cela qui sauvera le journalisme scientifique.
Et que pensez-vous des risques liés à l’intelligence artificielle (IA), dans votre travail ?
S. S. : Nous avons organisé en avril dernier un séminaire à Berne sur ces questions. Bien sûr, nous avons toujours cette crainte que l’IA nous prenne nos emplois, etc. Mais je pense au contraire que l’IA est une chance, elle nous délivre des tâches rébarbatives et peut nous aider à nous concentrer sur les meilleurs aspects du journalisme scientifique : trouver de nouvelles histoires à raconter, avoir plus de temps pour parler aux chercheurs, aux experts… C’est aussi ce qui fait la différence entre du bon ou du mauvais journalisme scientifique : on ne peut se contenter de faire du copier-coller, il faut aussi questionner les résultats de recherche.
Michael, votre avis ?
M. B. : Les outils de l’IA vont continuer à s’améliorer, par exemple pour aider à compiler des données, des documents, et faire des synthèses. D’un autre côté, cela signifie que la production d’articles générés par ou avec l’aide de l’IA va elle aussi augmenter, ce qui est un autre problème, pas seulement pour nous journalistes, mais pour la production dans le milieu scientifique lui-même. La production de contributions scientifiques s’intensifie, il y a une course en avant, aussi de la part des chercheurs pour prouver à leurs institutions qu’ils sont les meilleurs… Toute cette course, ce n’est pas bon. La montée en puissance de l’IA la favorise. Comment s’y retrouver, quand sur chaque sujet, il y a déjà une quarantaine d’articles académiques, parfois de mauvaise qualité, rédigés en anglais ? Or un des aspects importants du travail du journaliste scientifique, envers le public et la société, c’est de mettre en perspective, ne pas se montrer trop optimiste, rester critique, aussi sur le mode de production des sciences et des données. Quand je vois la manière de travailler aujourd’hui dans les médias, je ne suis pas très rassuré sur la façon dont on va utiliser l’IA, qui semble plus orientée sur la production rapide de contenus et le fait d’obtenir des clics.
On a beaucoup parlé d’une soi-disant perte de crédibilité visant le milieu scientifique, surtout depuis la pandémie de coronavirus. Cela vous a-t-il aussi affecté ?
M. B. : Le problème vient plutôt de la surabondance actuelle de communicants dans les institutions et toutes les industries qui sont derrière. Et l’obligation aujourd’hui pour les chercheurs de l’EPFL ou de l’EPFZ par exemple de se montrer proactifs en montant des start-up, de produire, de démontrer qu’ils font de la recherche appliquée et transposable en innovations concrètes pour l’industrie… Ces réalités, et notamment le rôle joué par le secteur privé, sont peu thématisées dans les médias.
Stephanie ?
S. S. : Je crois surtout que ceux qui critiquent les sciences sont entendus non pas parce qu’ils sont plus nombreux qu’avant, mais parce qu’ils parlent plus fort. Le baromètre de l’Université de Zurich mesurant le rapport de crédibilité du public envers les sciences indique un taux toujours égal, la défiance n’a pas augmenté ces dernières années.
Quels sont vos espoirs pour l’avenir de l’ASJS ?
S. S. : Continuer à démontrer que le journalisme scientifique est important pour la société et qu’il a sa place dans le paysage médiatique.
Et pour le 50e anniversaire de l’ASJS ?
M. B. : Je me pose aussi cette question : qui va continuer dans cette voie du journalisme scientifique et choisir cette carrière, qui demande un long temps de formation et le développement d’un esprit critique ? C’est devenu tellement difficile. J’ai bien quelques stagiaires, mais comment allons-nous trouver de quoi attirer la relève ? C’est un des grands enjeux de ces prochaines années.
Quel est votre parcours respectif, et pourquoi avez-vous rejoint l’ASJS ?
S. S. : J’ai commencé par des études de sciences de la terre à l’EPFZ. J’ai voulu ensuite faire du journalisme scientifique mais ne trouvant pas de poste, je me suis orientée vers la communication scientifique, puis Higgs, puis Keystone SDA-ATS. J’ai surtout rejoint l’ASJS pour le networking, alors que je cherchais ma voie dans le journalisme scientifique, pour rencontrer des collègues. Cela m’a vraiment aidée à trouver du travail.
Et vous, Michael ?
M. B. : J’ai étudié l’informatique appliquée aux sciences humaines et à l’histoire des sciences. Puis comme journaliste scientifique je suis passé par la RTS, mais j’ai fait le principal de ma carrière à la « Revue médicale suisse », dont je suis aujourd’hui l’éditeur. Je suis basé à Genève. Rejoindre l’ASJS m’a aussi permis de me rapprocher de collègues de Suisse alémanique.
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