REFUGIES – 27.10.2015

Réfugiés: comment le ton médiatique a changé

A la fin de l’été 2015, "Blick" ou "Le Matin" appellent à la générosité envers les réfugiés. Font-ils ou suivent-ils l’opinion? Analyse et avis.

Par Bettina Büsser, avec la collaboration d’Alain Maillard (EDITO 15/5)

Drame des réfugiés: ne fermons pas les yeux!" – titrait le "Blick" le 1eseptembre. La page de couverture montrait une grande photo de réfugiés en fuite sur des voies de chemin de fer et 36 petits portraits de personnalités suisses. La photo parlait d’elle-même, les personnalités représentées se déclaraient en faveur de l’action de soutien lancée par le "Blick": "Nous devons aider"*.

Sur la même page titre, un texte du rédacteur en chef du "Blick" René Lüchinger traitant d’êtres humains dans la détresse, de réfugiés morts dans d’atroces d’édificateurs de barrières frontalières cyniques et égoïstes. En concluant que nous nous rendions "tous coupables" en fermant les yeux face à cette vague de réfugiés. En conséquence chacun était appelé à atténuer cette "incommensurable souffrances, de convoyeurs sans scrupules et souffrance" par un don.

Le "Blick" appelant à la solidarité avec les réfugiés? Cela aurait de quoi surprendre si l’on ignorait que le même phénomène pouvait être observé en Allemagne dans les colonnes du journal "Bild".

Stefan Frey, porte- parole de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), pense que les comptes rendus quasi ininterrompus délivrés par les médias électroniques sur la situation dans les Balkans et les images en relation ont largement contribué à modifier la vision en faveur des réfugiés dans de larges couches de la population: "C’est une catastrophe qui est à nos portes, les images sont insupportables. La conséquence en a été une vague de solidarité partie d’Allemagne comme on n’en a plus connu depuis des décennies."

La presse "et en particulier la presse de boulevard" ne pouvait pas ignorer ce changement dans l’opinion des gens; en conséquence elle a repris le phénomène en présentant ses recherches et en lançant ses propres campagnes. Selon Stefan Frey, "il s’agit de voir" si dans les prochaines semaines le changement de ton au sujet des réfugiés perdurera et surtout "si cet accompagnement constructif et critique des événements débouchera réellement sur une intégration sociale et économique des réfugiés parvenus jusqu’ici".

Qu’est-ce qui a motivé le "Blick" à lancer son action d’appel aux dons? "Evidemment, nous nous demandons toujours comment traiter des thèmes qui vont nous accompagner à long terme du point de vue journalistique", dit le rédacteur en chef René Lüchinger.

L’idée, approuvée par différentes personnalités qui cautionnaient l’appel du "Blick", était d’exprimer l’affliction et la compassion. "Il était évident que la problématique des réfugiés allait s’amplifier et que sans aide substantielle cela ne pourrait pas aller.

"Deux jours après le lancement de cette action "Nous ne détournons pas les yeux", le "Blick" montrait aussi en grand – même si ce n’était pas sur la page titre – l’image du garçon kurde syrien Aylan, le visage pixellisé, en titre: "Le monde en accusation". "Nous avons volontairement été les premiers à montrer la photo d’Aylan en Suisse", affirme René Lüchinger.

"Il y a évidemment toujours la question de savoir si nous pouvons et devons montrer une telle image. Mais j’ai décidé de la publier. Un enfant qui a toute sa vie devant lui vient s’échouer sur une plage comme un morceau de bois. Impossible d’exprimer plus précisément toute cette détresse. En même temps, j’étais conscient que cette image allait changer l’opinion publique face à la problématique des réfugiés."

Le 18 septembre paraissait encore un numéro spécial du "Blick" avec la collaboration de treize réfugiés vivant actuellement en Suisse. Leurs portraits figuraient en première page, dans les pages suivantes ils racontaient leur histoire et interviewaient la présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga sur la question de la "crise des réfugiés".

Pourquoi cette édition spéciale? "Nous avons publié des reportages venus d’Allemagne, d’Autriche, de Serbie, de Hongrie sur différents aspects de la problématique des réfugiés, ce que fait en général la presse de boulevard. Mais de la sorte le point de vue des réfugiés ne nous parvenait que de manière indirecte", explique René Lüchinger. C’est pourquoi nous nous sommes demandé – sur l’impulsion du rédacteur en chef ajoint Andreas Dietrich – pourquoi ne pas mettre à disposition des réfugiés une édition du "Blick".

René Lüchinger: "Je trouve le résultat remarquable et émotionnellement très fort, parce qu’il nous donne une perspective que l’on ne trouvera pas dans un reportage normal." En Suisse romande également sont parus en septembre des appels à l’aide des réfugiés dans la presse de boulevard. "Les Suisses se lèvent pour aider les migrants", titrait ainsi "Le Matin Dimanche" du 6 septembre. Un article intérieur dressait une liste de "Sept gestes qu’on peut faire en Suisse pour venir en aide aux réfugiés".

Rédacteur en chef de "L’Illustré", Michel Jeanneret analyse l’attitude de la presse populaire: "Ces journaux sont toujours très attentifs à l’opinion publique, ce qui explique qu’ils peuvent parfois osciller de manière surprenante entre la dénonciation des abus en matière d’assurances sociales ou d’asile, soit une position traditionnelle de droite, et la dénonciation des inégalités et la misère humaine, soit un discours plutôt de gauche."

Cette "oscillation" pouvait en partie être observée au niveau du "Blick": entre l’édition "Nous devons aider" et celle conçue avec des réfugiés, une autre édition a affiché en Une l’image d’une masse de réfugiés se dirigeant vers le lecteur, avec en gros titres un tout autre son de cloche: "Hors contrôle!" et "Les réfugiés inondent l’Europe".

Cette Une menaçante n’était-elle pas en contradiction avec les deux autres? "Non, cela correspond au large spectre de la réalité", réagit René Lüchinger. Le "Blick" n’est selon lui pas un "journal des personnes bien-pensantes", qui ne montrerait que le bon côté des choses en les peignant en conséquence. Il se doit de montrer tous les aspects de la réalité: "Par définition nous sommes impartiaux, non seulement au sens politique mais également dans la manière de traiter les thèmes. Nous voulons rester en phase avec la réalité. D’un côté on doit vraiment aider, mais d’un autre côté on ne doit pas fermer les yeux sur ce qui se passe. Sinon on n’est plus crédible."

Si c’était à refaire, René Lüchinger ne changerait qu’une chose dans cette succession de titres: "Je n’écrirais plus que les réfugiés inondent l’Europe. Aujourd’hui j’écrirais que les réfugiés prennent l’Europe d’assaut."Quelle que soit la formulation, on pouvait et on peut encore trouver des déclarations similaires – juste un peu plus retenues – dans divers médias, qu’ils soient populaires ou non. Ainsi que d’autres appels à l’aide aux réfugiés. Est-ce à dire que les médias suivent le vent?

"Je pense que l’ensemble des titres de presse, même les plus sérieux, le suivent d’une manière ou d’une autre", estime Michel Jeanneret. "Et c’est bien ainsi. Cela s’appelle prendre en considération l’intérêt des lecteurs. Ce qui est fondamental, c’est l’étape d’après, la qualité du traitement de l’info.

C’est là que réside l’acte journalistique. Je ne crois pas une seconde que les médias puissent faire souffler le vent, c’est leur prêter un pouvoir qu’ils n’ont pas. Mais ceux qui ne font que l’amplifier font simplement mal leur travail."

L’Institut de recherche publique et sociale de l’université de Zurich (fög) a étudié la qualité des informations liées au thème des réfugiés – il faut cependant préciser que les recherches portent sur une période précédant les événements actuels, entre 2011 et juin 2015. Edito+Klartext dispose des résultats de l’étude en exclusivité.

Tout d’abord la densité des informations – le nombre d’articles parus – sur la thématique des réfugiés dans deux types de journaux: presse populaire et gratuite d’un côté (Blick, Le Matin, 20 Minuten), presse dite "d’abonnement" de l’autre (NZZ, Tages-Anzeiger, Le Temps). La presse gratuite et populaire traite beaucoup moins la question des réfugiés que la presse d’abonnement.

Et ce qui est intéressant, c’est que la fréquence des publications sur les réfugiés a peu de rapport avec l’intensité du traitement de la politique d’asile suisse. Entre avril 2011 et mars 2013, l’asile en Suisse a été beaucoup plus traité que l’arrivée des réfugiés.

Le traitement du thème des réfugiés a toujours été plus intensif lorsque surviennent des événements comme des naufrages de bateaux causant de nombreux morts en Méditerranée. Entre ces événements graves, leur existence médiatique dépend des titres. Le "Blick" est ainsi resté le plus en retrait. Si "20 Minuten" a traité le sujet plus souvent que le "Blick", l’étude précise qu’il s’est agi en première ligne de "brefs communiqués d’agences de presse sur d’autres accidents en mer".

En revanche, le "Tages-Anzeiger" et surtout la NZZ ont traité le sujet dans la durée et en profondeur. L’étude conclut que ces deux journaux ont amené une vision plus objective et des informations de fond, alors que "20 Minuten" s’est contenté de communiqués d’agences, tandis que "Blick" a livré une information sélective, mais quand il l’a fait c’était généralement complet et en relation avec la Suisse.

Depuis la fin de la période prise en compte dans l’étude, les conditions ont totalement changé, estime le directeur de l’institut fög, Mario Schranz. "Les comptes rendus se focalisent différemment: les réfugiés en Méditerranée sont passés à l’arrière-plan, ce sont les réfugiés dans les pays de l’Est et les questions politiques qu’ils posent qui sont au premier plan." Il constate une "intensification extrême" des informations tant dans le "Blick" que dans "20 Minuten".

Et la nature des informations publiées par le quotidien alémanique de boulevard, selon lui, a considérablement changé: "Normalement, la question des réfugiés est traité sous l’angle des problèmes qu’elle pose, alors que maintenant, elle est bien davantage traité sous forme de destins. On peut parler d’un retournement de situation momentané. Mais dans la presse de boulevard, le jugement moral peut vite changer."

* L’ensemble des dons a été versé à la Chaîne du Bonheur.

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