Sur les cendres du quotidien populaire Le Matin voit le jour un nouveau journal porté par d’anciens employés. Micro sera financé par les abonnements des bistrots où il sera distribué à partir de mai. Il se réclame d’un journalisme de terrain, indépendant et participatif.
Par Clément Girardot
Ils s’étaient donnés le mois de février pour rassembler 90 000 francs afin de lancer leur journal, Micro, dernier venu dans un paysage médiatique romand en crise. De format A5, la publication sera distribuée à partir du mois de mai trois fois par semaine dans les bistrots. «Nous souhaitons fournir une information gratuite de qualité aux lecteurs car ce sont les cafés-restaurants qui s’abonneront», affirme Fabien Feissli, 30 ans, ancien reporter pour le journal Le Matin et président de l’association qui porte le projet, baptisée elle aussi Micro.
L’objectif est atteint, la campagne de financement participatif en ligne est une réussite. «Cela montre que les Romands sont prêts à soutenir un nouveau journal, se réjouit le lauréat 2018 du prix Nicolas Bouvier. Les 90 000 francs vont nous permettre d’imprimer les journaux, de les livrer, et de faire fonctionner le site Internet durant les quatre premiers mois. C’est un coup de pouce de départ car l’idée est qu’ensuite les abonnements souscrits nous permettent de tourner.»
Autour de Fabien Feissli, le noyau dur du projet est composé d’un autre ex-employé du Matin, le graphiste Hugo Blaser, 23 ans, et d’un deuxième journaliste dont le nom n’a pas encore été rendu public. Ils sont aidés par une dizaine de professionnels des médias, issus ou non de l’ancien quotidien populaire imprimé au format tabloïd à partir de 2001.
Bistrots sans journaux? Décidée par l’éditeur zurichois Tamedia pour des raisons économiques, la disparition de la version papier du Matin le 21 juillet 2018 avait entrainé le licenciement de 41 collaborateurs et suscité une forte émotion dans la population romande déjà marquée par l’arrêt brutal de L’Hebdo en janvier 2017. Le titre existe toujours dans sa version web et à travers sa déclinaison dominicale Le Matin Dimanche.
«De nombreux tenanciers d’établissement parlaient de vide, les lecteurs aussi, mais au bout de quelques mois de moins en moins de gens faisaient la remarque que le Matin leur manquait, c’est pour cela que ce sursaut visant à recréer un média populaire romand est vraiment bienvenu», commente Ludovic Rocchi, journaliste de la RTS qui a enquêté pour La Matinale de la 1ère sur les initiatives qui souhaitaient combler ce vide. Aucune d’entre-elles ne semble se concrétiser. Les négociations entre Tamedia et Christian Constantin pour faire naître «Le Matin Sports» n’ont pas abouti. Par ailleurs, les anciens salariés qui voulaient relancer un quotidien généraliste payant avec une rédaction d’une trentaine de journalistes attendent toujours un éventuel investisseur.
Le premier héritier du Matin papier est donc un projet associatif et artisanal, mené par une petite équipe de passionnés travaillant pour l’instant bénévolement. «C’est toutefois inquiétant que ce nouveau média soit lancé par des collègues qui tirent le diable par la queue, qui sont pour certains en train d’aller timbrer au chômage, estime Ludovic Rocchi. Cela montre que ceux qui en Suisse Romande ont de quoi investir ne croient plus dans le domaine des médias. C’est donc peut-être par le financement participatif, par la base, que le renouveau de la presse peut arriver.»
La gestation de Micro remonte à la période précédant la fermeture du Matin: «Tout a commencé avec des discussions entre collègues, se souvient Fabien Feissli. Quand on a appris que le journal allait disparaître, on a commencé à réfléchir à ce qu’on allait faire ensuite, à des alternatives. On s’est vite rendu compte que peu detitres romands nous permettraient de faire le travail comme on le souhaite, c’est-à-dire en allant sur le terrain, au contact des gens. On est tombés d’accord sur l’idée qu’il fallait se lancer nous-mêmes!»
Le concept prend rapidement corps autour d’une distribution dans des lieux précis, les cafés et les restaurants, orphelins d’un des titres préférés de leurs clients. «Les patrons de café sont très positifs par rapport à notre démarche, assure le journaliste. Ils ont tous senti une baisse de fréquentation suite à la disparition du Matin, ils sont donc contents de voir arriver un remplaçant.»
Les négotiations entre Tamedia et Christian Constantin pour faire naître «Le Matin Sports» n’ont pas abouti.
Durant la deuxième moitié de l’année 2018, les fondateurs de Micro ont sillonné tous les cantons romands pour discuter avec les gérants de nombreux établissements, et bien sûr avec leurs clients. C’est dans ces rencontres informelles et lors d’une grande réunion avec des lecteurs sélectionnés suivant des profils-types que les journalistes ont affiné leur projet : Micro sera un média papier, il se concentrera exclusivement sur la Romandie et tous les articles seront écrits après un reportage de terrain.
Le local et l’humain. «On ne concurrence pas 20 minutes, 24 heures ou Le Temps, on est plutôt un complément, estime Fabien Feissli. Au Matin on avait parfois le sentiment de remplir la page parce qu’il fallait remplir la page. C’est pour cela que l’on a peu d’articles, environ trois par édition, accompagnés de dessins de presse et de jeux.»
Les priorités éditoriales de la micro-rédaction sont le local et l’humain. Exit donc la couverture du sport, des people ou des faits divers qui ont fait la notoriété du Matin et alimenté aussi les critiques envers une presse avide de sensationnalisme.
Alors que les nouveaux projets de médias ciblent souvent des niches, Micro entend rester fidèle au lectorat populaire dans le traitement des sujets, il veut aussi incarner un lien entre tous les Romands, quels que soient les cantons. «On entend raconter la Suisse romande à travers des personnalités, c’est-à-dire des gens qui ont un parcours de vie atypique», explique le résident de Morges. C’est par exemple le cantonnier fribourgeois Bertrand Kurzo qui réalise des sculptures à partir d’objets récupérés dans la Sarine. Un portrait lui est consacré dans le numéro zéro distribué lors de la campagne de financement.
Pour se donner le temps d’aller sur le terrain, Micro ne paraîtra pas quotidiennement mais trois fois par semaine. Cependant, chaque édition comportera deux couvertures différentes pour mettre en valeur chaque matin de nouveaux contenus sur les comptoirs. Ses pages ne contiendront pas de publicité mais les fondateurs ne s’interdisent pas d’en diffuser en fonction d’éventuelles demandes. Si les particuliers ont aussi la possibilité de s’abonner, le modèle économique est principalement basé sur un partenariat avec les cafetiers. «C’était une scène typique dans les cafés romands, note Fabien Feissli, les consommateurs attendant que Le Matin se libère pour le lire. Nous pensons que si notre journal est moins cher (un abonnement annuel au Matin coûtait environ 500 francs, ndlr.), cela permettra aussi d’avoir plus d’exemplaires consultables.»
Un établissement doit débourser 300 francs pour recevoir le journal durant une année. Une offre à 600 francs permet de recevoir trois exemplaires. Une partie des abonnements peut aussi être réglée sous la forme de bons d’achats de 10 francs qui seront distribués aux lecteurs, ce qui permettra d’attirer de nouveaux clients.
But non-lucratif. Espace de lecture, les bistrots seront aussi le lieu de travail des journalistes de Micro où ils écri-ront leurs articles et animeront des conférences de rédaction hebdomadaires ouvertes aux lecteurs: «On écoutera les idées des gens mais après il y aura un filtre journalistique.» Jusqu’au lancement prévu début mai, Micro visite de nouveau les cafés-restaurants pour convaincre les propriétaires de s’abonner. L’objectif est d’atteindre 1000 abonnements pour le démarrage puis 3 000 à moyen terme. Dans un premier temps bénévole, le noyau dur des trois fondateurs du journal espère pouvoir rapidement se salarier avant de faire grossir la rédaction en embauchant d’autres anciens du Matin.
«On est une association à but non-lucratif, notre seule volonté financière est d’offrir à tout le monde des bons salaires et de bonnes conditions de travail. On n’a pas besoin d’avoir des objectifs de rentabilité de 15% par année», conclut Fabien Feissli comme un pied de nez aux grands groupes de presse.
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