L’équipe interactive de Tamedia, composée de cinq membres, tient à jour depuis janvier un tableau de bord qui permet de visualiser les derniers chiffres sur l’épidémie de Covid-19 en Suisse. Marc Brupbacher, chef de l’équipe, nous parle des données manquantes de l’OFSP, de l’alarmisme ambiant et de ses tweets critiques.
Interview par Bettina Büsser
EDITO : Vous et votre équipe publiez depuis janvier les chiffres relatifs au Covid-19 pour les titres du groupe Tamedia. A quel point est-il difficile d’obtenir des données sur la pandémie si l’on compare la situation actuelle à celle de janvier ?
Marc Brupbacher : L’Université Johns Hopkins a recueilli assez rapidement des données de base dans le monde entier sur les nouvelles infections, les décès et les guérisons. En outre, des données scientifiques ont également été recueillies assez vite, telles que le degré de mortalité de la maladie, la rapidité de sa propagation, la durée de la période d’incubation, etc.
Qu’en est-il des données en Suisse ?
Cela s’est avéré beaucoup plus difficile : au début, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) publiait le nombre de cas avec un retard significatif et il fallait les recopier à partir d’un fichier PDF. Nous avons donc consulté chaque jour les chiffres publiés sur les sites web de tous les cantons et les avons transférés manuellement. Nos données étaient beaucoup plus précises que celles de l’OFSP, c’est pourquoi les scientifiques nous ont demandé si nous pouvions mettre à leur disposition notre feuille de données afin qu’ils puissent l’utiliser pour calculer des modèles.
Avec d’autres journalistes spécialisés dans les données, la scène open data et l’office statistique du canton de Zurich, nous sommes intervenus auprès de l’OFSP et avons proposé la mise en place d’une interface sur les données les plus importantes qui soit lisible automatiquement. Ils nous ont répondu qu’ils y travaillaient, mais rien ne s’est passé jusqu’à présent.
Quelle est la situation actuelle ?
Les responsables de l’open data de l’office statistique de Zurich ont pris l’initiative et ont proposé à tous les cantons de fournir leurs données relatives à la pandémie sur la plateforme GitHub, afin qu’ils n’aient plus qu’à y saisir leurs chiffres quotidiennement. Désormais, les données de tous les cantons peuvent être consultées automatiquement sur le portail statistique du canton de Zurich, même si cette tâche relève en fait de la compétence de la Confédération.
« La Suisse fait pâle figure en comparaison internationale. »
Comment avez-vous créé, puis amélioré votre tableau de bord ?
Au début, nous ne recensions que les nombres de cas internationaux, nationaux et cantonaux en valeur absolue. Par la suite, nous nous sommes davantage concentrés sur l’évolution des courbes et avons calculé, par exemple, le temps de doublement des cas. Cela nous a donné une image plus précise de la situation et nous a permis de très bien anticiper l’évolution épidémiologique.
Nous avons ensuite complété notre tableau, en y ajoutant les chiffres relatifs aux hospitalisations, aux nombres de tests et à l’évolution de la valeur R. Nous ne voulons pas le simplifier, nous souhaitons en maintenir la complexité, tout en nous assurant qu’il soit compréhensible par tout un chacun, afin que même les non-statisticiens puissent immédiatement saisir ce que montrent les graphiques.
Y a-t-il d’autres données que vous souhaitez présenter ?
Il y a de nombreux chiffres importants qu’il faudrait montrer. Je ne comprends pas pourquoi l’OFSP en communique si peu. Par exemple, le nombre de lits disponibles dans les hôpitaux. Le Service sanitaire coordonné récolte pourtant ces données.
J’ai demandé les chiffres à l’OFSP, mais ils ne m’ont pas été transmis pour des raisons liées à la protection des données. L’OFSP se cache souvent derrière la protection des données, notamment lorsqu’il ne souhaite pas publier les données régionalisées sur les cas, celles sur les passagers, obtenues pour la mise en œuvre des mesures de quarantaine et certaines conclusions des enquêtes réalisées grâce à l’application de traçage des contacts. La Suisse fait pâle figure en comparaison internationale.
Disposez-vous de ressources suffisantes pour effectuer votre travail ?
Nous sommes cinq à travailler pour l’équipe interactive et nous nous sommes exclusivement concentrés sur le coronavirus en février, mars et avril. Nous y sommes toutefois parvenus. Aujourd’hui que le tableau de bord est opérationnel, il suffit de le mettre à jour et de le faire fonctionner : nous y déléguons l’un de nos collaborateurs chaque jour.
« Nos publications sont sobres, factuelles et pondérées. »
Apparemment, de très nombreux utilisateurs ont consulté le tableau de bord et des personnes ont même souscrit un abonnement pour y avoir accès.
C’est l’histoire qui a généré le plus de conversions depuis que nous avons lancé notre stratégie actuelle d’abonnement. Des dizaines de milliers d’internautes se sont enregistrés ou ont pris un abonnement pour pouvoir consulter le tableau de bord. Celui-ci figure aujourd’hui encore parmi les cinq offres les plus lues sur notre site web.
Que signifie pour le journalisme de données cette forte demande de chiffres dans le cadre de la pandémie de Covid-19 ?
Le public apprécie les données visualisées, c’était déjà le cas auparavant. Mais la pandémie de coronavirus représente une situation exceptionnelle, je ne peux pas concevoir qu’un tableau de bord consacré à un autre sujet suscite autant d’intérêt.
Les médias sont accusés d’alarmisme, surtout en ce qui concerne le nombre de cas.
Une partie de la population est alarmiste, mais de très nombreuses personnes sont devenues indifférentes et ne suivent plus les règles. Cependant, les nouvelles données scientifiques sur cette maladie, sur les séquelles à long terme par exemple, font craindre qu’elle ne soit plus dangereuse que ce que nous pensions en février. Je préfère être un peu plus prudent.
Les données figurant sur le tableau de bord sont livrées sans commentaires. Pourtant, dans vos tweets, vous vous montrez inquiet sur l’évolution de l’épidémie, vous critiquez les institutions et surtout ceux qui pensent que le Covid-19 n’est pas plus dangereux qu’une grippe.
Notre équipe a publié de nombreux autres articles sur le coronavirus en plus du tableau de bord ; nos publications sont sobres, factuelles et pondérées. Les réactions des scientifiques et des médecins nous l’ont confirmé. Nous avons également été présentés de manière positive dans le rapport de l’institut fög de l’université de Zurich. C’est mon métier de journaliste et je sais me montrer professionnel.
En privé, cependant, j’ai une opinion et je l’exprime sur Twitter. Par exemple, quand je trouve insupportables ou négligentes des déclarations faites à la presse par Pietro Vernazza ou Beda Stadler, je le fais savoir sur Twitter.
L’entretien s’est déroulé le 10 août 2020.
Marc Brupbacher dirige l’équipe interactive de la rédaction de Tamedia.
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