Anne Poiret (Photo : Thibault Delavigne)

Actuel – 21.06.2023

Scandale Pegasus : savoir c’est pouvoir ?

Un consortium de journalistes révélait, en juillet 2021, l’existence de Pegasus, logiciel espion niché dans nos smartphones. Où en sommes-nous après cette enquête et son film documentaire présenté au FIFDH* 2023 ? Eclairage.

Par Anna Aznaour

Le chantage ne passe pas de mode. Juste ses moyens de récolte d’informations confidentielles. Aujour­d’­hui, la démocratisation des outils d’intimidation passe par notre doudou chéri : le smartphone. ­Banalisés et protégés par les lois antiterroristes, ces engins nourrissent un marché extrêmement lucratif. Celui des l­ogiciels de surveillance, que les gouvernements s’arrachent. Remarquons toutefois qu’ils n’ont pas l’air très efficace contre la prévention des vrais attentats et la détection précoce de leurs auteurs dont ils se réclament officiellement.

A l’inverse, les journalistes d’investigation, les militants des droits humains, les opposants politiques, eux, n’ont plus d’échappatoire, et « jouissent » d’un « accompagnement » qui se veut très discret. Ainsi, un certain Pegasus les avait filés, à leur insu évidemment, durant de longs mois. Comment son existence avait-elle été découverte, Laurent Richard, de passage à Genève à l’invitation de FIFDH, ne l’explicite pas. En 2017, ce journaliste d’investigation avait créé Forbidden Stories avec le soutien de Reporters sans frontières (RSF). La vocation de cette plateforme informatique : mettre à l’abri les informations sensibles des journalistes. Comme cette liste de 50 000 personnes, cibles poten­tielles du logiciel Pegasus que 11 Etats, au moins, avaient achetée et utilisée pour les espionner. Après le scandale qui a suivi les révélations du 18 juillet 2021 à la une des médias internationaux, Genève découvrait, en mars 2023, le film « Pegasus, un espion dans votre poche ». L’occasion de ­poser quelques questions à sa réalisatrice Anne Poiret.

Edito : Quelle a été la particularité de ce documentaire par rapport à vos onze films précédents ?
Anne Poiret : Pour Pegasus, le tournage avait débuté au moment même de l’enquête que ce consortium de 80 journalistes menait de façon aussi coordonnée que secrète. Au départ, c’est le journaliste et réalisateur Arthur Bouvart qui tenait la caméra. Moi, j’avais été contactée par la suite pour continuer ce travail, déjà commencé donc, qu’il avait décidé de ne plus poursuivre. Une opportunité que j’ai saisie, pour prolonger mon questionnement de réalisatrice sur l’armement. Ainsi, j’avais repris un matériau très important pour en tirer les fils et les histoires les plus intéressantes ­à développer, car, après les révélations dans les médias, ­
le tournage a continué encore durant un an.

Le personnage principal du film est une journaliste azerbaïdja­naise. Pourquoi ce choix ?
Son cas était très emblématique. Premièrement, parce qu’elle était déjà bien connue par certains membres du consortium en tant que journaliste d’investigation. Et, dans la mesure où son nom figurait dans le fichier des personnes espionnées par Pegasus, elle était la plus à même de comprendre et de garder secrète cette enquête. D’autant plus que toute son intimité avait été filmée à son insu et diffusée sur internet après qu’elle avait ­refusé de plier face aux menaces de son gouvernement dont ­elle dénonçait la corruption. ­Deuxièmement, l’Azerbaïdjan qui est loin d’être un pays démocratique, est un allié d’Israël. Sachant que la société israélienne NSO est à l’origine du ­logiciel espion Pegasus, il était très pertinent d’illustrer, à travers l’histoire de cette femme, les ravages qu’une telle arme technologique provoque sur ces cibles. Sans parler de la violation des droits humains par leurs gouvernements que les militants comme elles le révèlent.

Sur le terrain, qu’est-ce que ce scandale a changé concrètement ?
Il a provoqué une importante prise de conscience. Notamment auprès de certains députés européens. Ils s’étaient rendus compte que ce danger pouvait les cibler directement. Cela a ouvert le débat sur la réglementation des outils technologiques d’espionnage – qui sont en réalité des armes – utilisés jusqu’ici par les services secrets essentiellement. Parmi les autres retombées notables de ce scandale, l’inscription par les Etats-Unis de la NSO dans sa liste noire. Tandis que des sociétés lésées (Apple, etc.) et des personnalités espionnées ont porté plainte contre cette entreprise ­israélienne. Malgré tout ceci, beaucoup de gens continuent à penser que cela ne les concerne pas « puisqu’ils n’ont rien à cacher ». Sauf que la liberté dont ils jouissent grâce à la ­démocratie est en danger de disparition. Et avec elle, les ­garanties du respect de leurs droits civiques dont la sécurité et la confidentialité de leur vie intime font partie.

 


Et maintenant ?

En octobre dernier, Amnesty International avait déposé aux Nations Unies une pétition, signée par 100 000 personnes. Elle exigeait l’arrêt de « la vente, le transfert et l’utilisation de logiciels espions », afin de « mettre fin à la surveillance, illégale et endémique, des militants politiques, des journalistes, des avocats et des responsables politiques ». Consciente de la lenteur relative à la mise en place d’un cadre législatif, l’ONG réclamait également une interdiction sans délai de ces technologies durant tout le laps de temps du vide juridique. Quant à l’Union européenne, elle avait ordonné une enquête parlementaire, dont le rapport rédigé par la députée Sophia In’t Veld devait préparer le terrain pour un serrage de vis. Sur fond de toutes ces actions engagées, le 8 mai 2023, la montagne a pourtant accouché d’une souris. Malgré les constats, accablants, du rapport de cette enquête de 15 mois, les eurodéputés n’ont adopté qu’une recommandation, non contraignantes, sur l’utilisation des logiciels espions dans l’UE. Un mince espoir toutefois : ils appellent à leur interdiction effective, mais sous certaines conditions. Aujourd’hui, des Etats, dont la Suisse, continuent à collaborer avec la NSO, pendant que les journalistes suivent l’évolution de ChatGPT et des avatars, qui vont prochainement usurper leur identité. Ainsi, les plus ­indociles seront passés pour des terroristes puis espionnés en tout légalité.


 

*FIFDH : Festival international du film sur les droits humains qui se déroule au mois de mars à Genève.

 

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