Suite à l’interruption de la médiation par Tamedia, les rédactions romandes ont décidé de suspendre la grève et laissent à leur éditeur un ultimatum fixé au 3 septembre pour obtenir des avancées sur leurs revendications. La grève pourrait reprendre à partir de cette date. Interview de Thierry Brandt, chef d’édition du Matin semaine qui paraîtra en version imprimée pour la dernière fois samedi.
EDITO: Quelle est votre réaction suite à l’interruption de la médiation par Tamedia ?
THIERRY BRANDT: Après avoir menti aux journalistes et aux lecteurs, Tamedia a roulé le Conseil d’Etat vaudois et genevois dans la farine. Chacun en tirera ses conclusions.
Tamedia a-t-il instrumentalisé le Conseil d’Etat ?
La médiation avait été acceptée par les deux parties. L’une des deux a décidé de la rompre unilatéralement, ce qui signifie selon moi qu’elle n’avait aucune envie de négocier. Je ne sais pas si Tamedia a instrumentalisé le Conseil d’Etat, mais sa décision de vouloir discuter n’était que de la poudre aux yeux. Ce sont des menteurs, ils ont menti à tout le monde.
Le Conseil d’Etat a mis fin à la grève des rédactions romandes en proposant sa médiation. Cela a-t-il fait le jeu de Tamedia ?
C’est une vision des choses. Je ne pense pas que Tamedia est venu vers nous dans le but de casser la grève. Ce serait prêter une mauvaise intention au Conseil d’Etat qui n’en avait pas, puisqu’il s’est fait rouler dans la farine. L’intention du Conseil d’Etat était parfaitement sincère quand il a proposé sa médiation. Les deux membres nous avaient d’ailleurs rappelé que leurs bons offices avaient donné des résultats dans des conflits passés, comme celui de Novartis à Nyon.
Avec votre groupe de travail (ndlr : trois personnes issues du Matin, Dominique Diserens d’Impressum et deux avocats), vous aviez amené des projets alternatifs pour la survie du Matin Papier. Quels sont-ils ?
Nous étions obligés dans le cadre de la médiation de faire des propositions et il y en avait trois. La première consistait à maintenir Le Matin papier dans sa version actuelle, idée qui a été très vite abandonnée. Une autre avait pour but de développer fortement LeMatin.ch, avec une vraie volonté de la part de Tamedia qui devait engager plus de monde et investir plus de moyens. Et enfin notre projet, qui veut relancer un quotidien romand de qualité en version papier et sur le web en Suisse romande. Avec un autre nom, puisque Tamedia ne veut pas vendre la marque.
Et qu’en est-il du projet «Le Matin Sport» ?
Au tout départ de notre projet, nous avons cherché des partenaires nécessaires car il faut entre 6 et 10 millions d’investissement de départ. L’une des toutes premières idées qui a émergé de ce groupe de travail a été de trouver des investisseurs potentiels intéressés par le projet en Suisse romande. Nous sommes allés voir plusieurs personnes, dont Christian Constantin, que nous avons approché le 11 juin, de manière informelle et par téléphone. Ce dernier s’est montré intéressé. Nous avons ensuite déposé le projet à la Direction Générale, sans mentionner le nom de Constantin, mais son nom a fuité.
«Le dossier Constantin part dans tous les sens»
C’est ensuite que nous avons appris qu’il avait eu des contacts avec Monsieur Supino (ndlr : Président du Conseil d’administration de Tamedia) à notre insu. Nous pensons que Tamedia a ainsi agit dans notre dos, en tirant partie de notre idée pour la transformer quelque peu et proposer un projet à Constantin. Aujourd’hui, le dossier Constantin part dans tous les sens, il s’exprime dans la presse et selon moi, il n’y a rien de plus qu’un projet, bien que Tamedia veuille faire croire le contraire. Mais ce projet n’est plus du tout le nôtre et il n’a rien à voir avec un quotidien d’information générale.
Votre projet de nouveau quotidien est-il donc maintenu ?
Nous allons continuer à travailler sur ce projet dès la rentrée. L’idée est de s’inspirer de ce qui fait la force du Matin mais aussi de profiter de l’occasion pour l’améliorer et le rendre plus vivant tout en repartant avec une brigade plus légère. Nous pensons qu’il y a tout à fait la place pour un quotidien populaire dans les bistrots et le nombreux lectorat du titre ne s’est pas évaporé. Nous allons tout faire pour concrétiser ce projet !
«Tamedia a des méthodes de bandits et de voyous!»
Si j’ose dire, la crise du Matin est l’une de nos «grandes chances». Finalement, le débat s’est largement ouvert et beaucoup de monde commence à se rendre compte que Tamedia, plutôt que d’être un éditeur, est le fossoyeur de la presse romande. Il existe vraiment des idées pour recréer quelque chose en Suisse romande, avec un centre de décision romand et une sorte de petit pôle de presse dont ce nouveau quotidien populaire pourrait être la première étape. Les collectivités publiques ont fait leur entrée sur la scène, des personnes de différents milieux nous ont approché. Notre «chance» est de pouvoir profiter de cette lancée et de travailler encore deux ou trois mois sur ce projet en profitant de nos indemnités.
Quel est votre sentiment envers Tamedia après ces deux semaines de médiation ?
Il n’y aucun moyen de discussion avec cet éditeur. Nous avons consulté d’anciens cadres du groupe qui nous ont averti que Le Matin n’était que la première secousse d’un énorme tremblement de terre qui va bouleverser tous les titres romands de l’éditeur. Tamedia laisserait un champ de ruines en Suisse romande. L’éditeur se désinvestit du secteur de la presse, également en Suisse allemande et n’est plus un interlocuteur…c’est même l’ennemi de la presse !
«En tant que chef d’édition, j’avais l’impression d’envoyer des feuilles mortes à l’imprimerie.»
Y-a-t-il de la frustration ?
Nous sommes au-delà de la frustration. Même les pouvoirs publics et les lecteurs se rendent compte que Tamedia a décidé de tout foutre en l’air en Suisse romande. Tous les sentiments possibles s’expriment ces jours. Il y a ceux qui pleurent, ceux qui sont tellement fatigués par ces combats à répétition qu’ils ne veulent plus lutter. Ceux qui ont décidé de se battre comme nous. Et ceux qui restent dans les autres titres du groupe avec des incertitudes. Tamedia a des méthodes de bandits et de voyous! Il faut maintenant en profiter pour réfléchir à autre chose.
Comment s’est déroulée la dernière semaine au sein de la rédaction du Matin semaine ?
C’était terrible. Cette dernière semaine a été navrante et triste. Cette matière qui est tellement vivante en tant que journaliste, que l’on a tellement de plaisir à raconter pour les lecteurs, était morte cette semaine. En tant que chef d’édition, j’avais l’impression d’envoyer des feuilles mortes à l’imprimerie. C’était totalement désincarné et il n’y avait plus de niaque. Nous avons fait notre boulot car nous sommes des professionnels et par respect pour les lecteurs, mais c’était désespérant de voir un titre s’en aller dans ces conditions.
Dans un communiqué, les rédactions romandes de Tamedia soutenues par les syndicats Impressum et Syndicom, indiquent qu’elles «maintiennent plus que jamais leurs revendications après la décision brutale de la direction de mettre un terme à la médiation des Conseils d’Etat vaudois et genevois entreprise le 9 juillet.» Se disant attachées au dialogue social, les rédactions demandent aussi «d’entrer en négociations sur la création d’un vrai projet éditorial pour Lematin.ch.» Elles revendiquent que Tamedia engage une équipe dotée d’effectifs et de moyens suffisants «afin que le projet s’inscrive de manière pérenne dans le paysage médiatique romand.» Enfin, elles demandent un plan social ambitieux pour les collaborateurs licenciés. La grève pourrait reprendre le 3 septembre en fonction des avancées ou non du dialogue social.
Sylvain Bolt
Journaliste Web pour Edito.ch/fr. Diplômé de l'Académie du journalisme et des médias de l'Université de Neuchâtel.
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